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Un cerveau enterique et psychodynamique ?

INTRODUCTION

L’existence d’un cerveau entérique s’est imposée dans l’actualité scientifique récente, en proposant une nouvelle vue du système nerveux et une complexification du processus de digestion ainsi que de ses rapports à la dimension psycho-affective. Mais qui ne s’est pas aperçu qu’en état de stress son ventre modifie de façon plus ou moins bruyante son fonctionnement ? Et pourtant ce sens commun, comme la notion d’inconscient, a été longuement refoulé dans les démarches de connaissance du sujet, pour ne pas dire qu’il a été traité avec mépris et ignorance, puisque difficile d’approche par des variables scientifiques et pas tout à fait noble comme sujet de recherche. Une autre raison pourrait être la localisation de la cognition et de centres nerveux dans le cerveau, ce qui n’est pas sans lien avec la question de la division corps-esprit à laquelle se confronte la philosophie de l’esprit depuis Descartes.

Il est intéressant de noter que c’est au début du XXe siècle que Trendelenburg déduit la présence de centres nerveux autonomes au niveau entérique qui exercent des commandes motrices sur un morceau d’intestin coupé du système nerveux central, au même titre que Freud découvre, pendant la même période, l’existence de l’hystérie comme manifestation de conflits inconscients qui échappent largement au contrôle volontaire et qui induisent des modifications du fonctionnement psycho-moteur parfois très invalidantes. Il a fallu attendre plusieurs décennies avant que les neurosciences confirment et acceptent un constat soumis à des controverses puisqu’il bouleverse toute une série de perspectives scientifiques sans pour autant faciliter la tâche : la plupart des processus mentaux se déroulent à un niveau inconscient.

Les études portant sur le système entérique ont permis la constitution de nouvelles pistes de recherche jusqu’ici insoupçonnées : certaines affections neurologiques et/ou psychiatriques pourraient avoir comme cause des dysfonctionnements de ce système. L’on relie actuellement des déséquilibres du microbiote (micro-organismes vivant dans l’intestin) à des troubles comme l’autisme, la maladie de Parkinson, l’obésité, les allergies alimentaires, etc. Les perspectives thérapeutiques restent à définir, ainsi que les techniques permettant l’approche de ce nouvel « inconscient » et sa modification. Il me semble que les outils psychanalytiques et notamment la connaissance des relations précoces et de leurs effets sur la constitution du sujet représentent une porte d’entrée dans l’immense complexité de cet inconscient du ventre, déterminé conjointement par l’héritage biologique, les expériences primaires et les empreintes émotionnelles et comportementales qu’elles ont laissées (notamment en termes d’habitudes alimentaires).

L’approche des troubles du comportement alimentaire (anorexie, boulimie, dysphagie, hyperphagie, etc.) font déjà l’objet de prises en charge psychothérapeutiques, qu’elles soient d’orientation psychodynamique, cognitivo-comportementale ou autre. Freud, par ailleurs, construit sa théorie du développement psychosexuel à partir du stade oral et anal ; notons que la bouche et l’anus sont les deux extrêmes du système entérique qui, dès la naissance, s’accordent (psychanalyse et recherches récentes convergent sur ce point) avec les états émotionnels de la mère qui influence largement le comportement de son enfant. La perspective psychanalytique dispose déjà, à ma connaissance, d’un modèle de compréhension psycho-affective des troubles alimentaires. Les nouvelles connaissances du système entérique permettent-elles d’investiguer d’autres pistes de recherche psychopathologiques et psychothérapeutiques ? Pour tenter de mieux comprendre l’importance de cette articulation, je me propose d’apporter quelques composants-clés du processus (le microbiote, la sérotonine, les relations précoces et les émotions) et de questionner leur insertion dans une cure de parole.

LE CERVEAU ENTERIQUE

Ce que beaucoup d’écrits appellent «cerveau entérique» n’est rien d’autre que le système nerveux entérique, cette partie du système nerveux autonome qui contrôle le système digestif et ce qui concerne plus particulièrement l’activité motrice (les contractions musculaires qui constituent le péristaltisme et qui favorisent la progression du bol alimentaire de la bouche à l’anus, par exemple). Ce système est également responsable des diverses sécretions à l’oeuvre ainsi que de la vascularisation.

Entre 100 et 200 millions de neurones seraient concentrés dans la paroi du tube digestif, constituant deux réseaux appelés « plexus » (Joly Gomez, 2014) qui sont responsables de la coordination et de la modulation du transit des aliments et des sécretions digestives ; ces neurones prennent naissance, pendant la gestation, dans la même zone embryonnaire que les neurones du système nerveux central. Aussi autonome soit-il, ce système n’en reste pas moins connecté au système nerveux central via le nerf vague ; nous savons tous, je l’ai évoqué plus haut, que le stress intense et prolongé modifie considérablemement cette dynamique en provoquant des dysfonctionnements transitoires ou chroniques.

La sérotonine est un neurotransmetteur et également une hormone impliquée dans la régulation du cycle circadien, dans la stimulation des défenses immunitaires comme dans la mobilité digestive, par exemple. Elle est connue depuis de nombreuses années notamment pour ses effets sur l’homéostasie psychique et donc principal responsable, selon certaines perspectives, de troubles tels que la dépression, l’anxiété, le stress, les phobies, les psychoses, etc. L’Organisation Mondiale de la Santé prédit (Spreux-Varoquaux, 2012) que la dépression sera, dans moins de 10 ans, la première cause de morbidité chez la femme et la deuxième chez l’homme (après les maladies cardiovasculaires). La sérotonine est la principale cible d’une série de psychotropes utilisés dans le traitement de la dépression pour leur action sur les voies sérotoninergiques. On a mis en cause également « des dysfonctionnements des récepteurs de la sérotonine dans des états comportementaux anormaux comme la dépression, les troubles anxieux et la schizophrénie » (Purves et al., p. 142). En revanche peu savent que la sérotonine est synthétisée à partir du trytophane, acide aminé apporté par l’alimentation.

Une des découvertes les plus surprenantes que nous livre l’étude du cerveau entérique est que la sérotonine du système nerveux central (rôle de neurotransmetteur) ne représente que 3-5% de la quantité totale contenue par le corps humain ou encore celui des rats et des souris (Spreux-Varoquaux, 2012) ; pour le reste, il s’agit d’une hormone fonctionnant sur le mode endocrine classique et qui s’exprime principalement dans les cellules entérochromaffines (cellules qui contiennent des monoamines comme la sérotonine) du tube digestif. La sérotonine n’est pas l’apanage du monde animal ; elle est présente en abondance dans certains végétaux et surtout dans leurs fruits (tomate, la banane, noisette, etc.). Ces arguments ne plaident-ils pas en faveur d’une attention accrue à accorder aux intestins dans la perspective d’un meilleur équilibre psycho-biologique de l’individu ?

La compréhension de la dynamique du deuxième cerveau nécessite la connaissance conjointe du microbiote (flore intestinale), devenu un organe à part entière dans la physiologie humaine ; il est constitué par l’ensemble des micro-organismes qui peuplent le tractus digestif et qui contribue à la conversion des aliments en nutriments et en énergie ainsi qu’à la synthèse des vitamines et à la maturation du système immunitaire. Pour Joly Gomez (2014), il s’agit du chaînon manquant qui régulerait les liens entre nos « deux cerveaux » et le reste de l’organisme ; son rôle principal est de constituer une barrière protectrice contre des agents pathogènes. Si cette barrière est altérée ou déséquilibrée pour différentes raisons, des troubles peuvent survenir. Un nombre croissant d’étudent démontrent des liens entre le microbiote et des maladies inflammatoires de l’intestin, le syndrome de l’intestin irritable ou encore des maladies métaboliques telles que l’obésité et le diabète de type 2 (Solmon-Planchat, 2012).

RELATIONS PRECOCES

Le stress est systématiquement évoqué comme cause probable des troubles intestinaux fonctionnels (douleurs abdominales sans lésions inflammatoires ou infectieuses objectivées) qui s’originent parfois dans la période prénatale. Une étude (Bailey, Lubach et Coe, 2004) souligne l’influence du stress prénatal sur la colonisation bactérienne des intestins chez les singes ; une perturbation modérée pendant la grossesse semble altérer la flore intestinale des petits en les rendant susceptibles de développer des infections. Chez les rats, le stress précoce provoque une altération de l’axe intestin-cerveau se manifestant par une augmentation du nombre de défécations, des réponses immunitaires et des sensations viscérales (O’Mahony, Marchesi, Scully et al., 2009).

Le stress pouvant être, en plus d’une interprétation subjective, également d’origine environnementale, c’est l’ensemble bio-psycho-social qui doit être pris en considération afin d’aboutir aux meilleurs résultats dans la prise en charge de ces patients. Levy, Olden, Naliboff et al. (2006), soulignent l’importance des aspects psychosociaux rattachés aux troubles intestinaux fonctionnels et la nécessité d’un réaménagement de ces variables pour une prise en charge optimale.

Dans la littérature scientifique il semble dorénavant clair que les difficultés émotionnelles et environnementales sont la source de multiples dysfonctionnements du système digestif. Plusieurs éléments ont été évoqués plus haut (le microbiote, la sérotonine, l’immunité, l’alimentation, le stress, l’environnement) qui sont forcément dans une interdépendance constante selon une causalité vraisemblablement circulaire. Mais qu’en est-il, dans ce système causal complexe, des relations précoces ?

Nous savons que la mémoire et les émotions, si nous considérons uniquement ces deux éléments, sont indissociables et fortement influencées par les premières années de vie (bien que soumises à l’amnésie infantile) qui posent leur sceau sur des aspects majeurs du comportement et de la personnalité du sujet. Les neurosciences mettent l’accent sur les facteurs environnementaux (avec leur composante émotionnelle) qui ont une influence particulièrement puissante au tout début de la vie, lors de fenêtres temporelles dites « périodes critiques » pendant lesquels s’acquièrent des habiletés motrices ou sensorielles ou encore le langage ; ces périodes déterminent de manière plus ou moins définitive le rapport à certaines stimulations. Aussi, des phénomènes comportementaux complexes parmi lesquels « les fonctions cognitives et émotionnelles, comme le stress et l’anxiété, présentent également des périodes critiques » (Purves, Augustine, Fitzpatrick et al., 2011, p. 613). Une privation de stimulations pendant la période critique, indique ces auteurs, peut produire des altérations irréversibles de circuits nerveux.

Ce détour par les périodes critiques a eu comme principal objectif d’orienter le focus de ma réflexion sur les relations précoces qui se trouvent au cœur de la perspective psychanalytique. En examinant le refoulé et la mémoire via les répétitions ultérieures, cette approche me semble disposer des moyens pour atteindre le capital mnésique qui détermine une série de comportements et fonctionnements actuels parmi lesquels les aspects digestifs et certaines de ses affections aux effets ultérieurs et circulaires sur la psychopathologie.

Freud lui-même, je l’ai suggéré plus haut, situe l’avènement du psychisme et sa maturation ultérieure entre la bouche et l’anus ; l’appareil psychique ne peut alors pas être dissocié du corporel dont il puise les pulsions qui s’organisent selon le stade oral et anal premièrement, les deux extrêmes de l’appareil digestif. Là encore, comme si le cerveau prenait une fois de plus naissance à partir du cerveau entérique. Freud introduit ici une composante majeure : l’environnement, incarnée en première ligne par la mère, puisque c’est elle d’abord qui donne les soins, transmets les émotions, les comportements et, les sciences nous l’apprennent, son capital bactérien qui protège l’enfant de potentiels agresseurs biologiques menaçant sa survie.

UNE PSYCHODYNAMIQUE ENTERIQUE ?

Peut-on, dès lors, construire un corpus théorique à la croisée de la psychodynamique et du fonctionnement entérique afin de répondre à une demande de prise en charge d’une série de troubles à la fois fonctionnels et alimentaires qui sont clairement influencés, parmi d’autres facteurs, par les années précoces de développement ? Certes, la prise en charge devrait se dérouler sur plusieurs plans : médical (prescription médicamenteuse si nécessaire), psychologique, éducationnel (diététique et hygiène de vie) et environnemental (tentatives de modifier le cadre de vie privée et professionnelle). Mais quels seraient les fondements théoriques et les axes de travail dans la perspective psychodynamique ?

Il s’agit là d’un champ qui pourrait se fonder sur les connaissances à disposition en psychodynamique et en fonctionnement entérique, mais aussi sur la recherche approfondie d’articulations dynamiques entre les rapports à l’objet-nourriture (ou boisson) et la mise en répétition de relations précoces, à partir de l’exploration étendue du sujet, de sa mémoire et de ses émotions. Que traduit, par exemple, le refus de s’hydrater au cours de la journée ? Que signifie le refus de manger ou la suralimentation? Pourquoi une préférence pour certains aliments, au détriment de tant d’autres qui permettraient l’enrichissement de son microbiote et un meilleur fonctionnement gastrique ? Quels sont les relations d’objet à l’œuvre et quel marquage émotionnel les accompagne? Quels effets les abus émotionnels ou sexuels ont-ils eu sur le rapport à l’alimentation comme à autrui ? A l’inverse, un dysfonctionnement entérique peut être entendu comme un langage corporel, faute de mots pour le dire, donnant des informations sur une histoire relationnelle et ses défaillances qu’une approche psychologique peut examiner, mettre à jour et transformer.

Au même titre que les troubles intestinaux fonctionnels peuvent être l’expression d’un abus (selon Drossman, 1997, parmi les sujets souffrant de troubles intestinaux fonctionnels, nous retrouvons une prévalence d’environ 40% d’antécédents d’abus sexuels), il est nécessaire de considérer alors l’ensemble du fonctionnement entérique comme expression d’une histoire émotionnelle et objectale. La mémoire, la clinique nous l’enseigne tous les jours, exerce un véritable diktat sur l’individu, ses comportements, ses attractions, ses choix, ses émotions, en l’obligeant à des répétitions plus ou moins stériles selon la structure psychologique et le niveau d’angoisse. Le réel somatique est lui aussi la trace d’un vécu et d’une transmission ; c’est l’écoute de ce vécu à travers l’indicible de la trace corporelle qui me semble une source d’information capitale pour la connaissance du sujet, source pouvant contribuer au travail d’assouplissement des investissements pour un meilleur équilibre psycho-biologique.

Dans l’approche psychanalytique, nous devons investiguer, écouter, ressentir et observer à la fois le discours du patient, le langage corporel mimico-postural, les actings en séance comme le mouvement transféro-contre-transférentiel que tous ces éléments en présence provoquent dans la rencontre intersubjective. Nous devons aussi questionner le vécu du patient, tant social que fantasmatique et corporel, afin de faire des déductions sur les refoulements à l’œuvre. Un des points de questionnement, au même titre que la sexualité, devrait être constitué par les habitudes alimentaires et le fonctionnement intestinal qui pourraient fournir des détails supplémentaires pour une meilleure connaissance de la dynamique psycho-affective du sujet. Tout cela avec une incontestable difficulté qui explique les retards dans cette compréhension : la sexualité, comme l’alimentation et le transit intestinal sont les éléments du travail qui risquent le plus d’être soumis à des refoulements autant chez le patient que chez le thérapeute.

Les connaissances du domaine neurogastroentérique nous autorisent actuellement de nouvelles hypothèses de travail. Certes un psychothérapeute ne connaîtra pas le contenu du microbiote de son patient ni le niveau de sérotonine présent dans son tube digestif. Mais à partir de l’état émotionnel, une dépression par exemple, nous pouvons, me semble-t-il, mettre au travail, au sein d’une causalité circulaire, les rapports à la nourriture et ses liens avec les relations précoces ainsi qu’avec les relations actuelles pour un meilleur équilibrage des multiples systèmes qui contribuent au bien-être de l’individu.

BIBLIOGRAPHIE

Bailey, M. T., Lubach, G.R., Coe, C.I. (2004). Prenatal Stress Alters Bacterial Colonization of the Gutin Infant Monkeys. Journal of Pediatric Gastroenterology & Nutrition, 38(4), S. 414 – 421.

Drossman, D.A., Nicholas, J., Leseman, J. et al (1995). Sexual and Physical Abuse and Gastrointestinal Illness: Review and Recommandations.Annals of Internal Medecine, 123 (10), S. 782-794.

Joly Gomez, F. (2014). L’intestin, notre deuxième cerveau.Paris: Hachette.

Levy, R., Olden, K., Naliboff, kB.(2006), Psychological Aspects of the Functional Gastrointestinal Disorder, Gastroenterology, 130 (5), S. 1447 – 1458.

O’Mahony, S., Marchesi, J/, Scully, P. et al. (2009) Early Life Stress Alters Behavior,Immunity, and Microbiota in Rats: Implications for Irritable Bowel syndrome and Psychiatric Illnesses. Biological Psychiatry, 65 (3), S. 263-267).

Purves, D., Augustine, G. J., Fitzpatrick et al. (2011) Neurosciences. Brüssel: De Boeck.

Solmon-Planchat, F. (2012) Rôle du microbiote intestinal dans l’obésité. La phytothérapie européenne, 70, S. 10-16.

Spreux-Varoquaux, O. (2012). Sérotonine: Aspects biologiques et cliniques. Paris: Lavoisier.

Liviu Poenaru