Critères de la psychothérapie scientifiquement fondée

Différenciation entre la psychologie analytique de Jung, qui est un courant psychothérapeutique scientifiquement fondé, la psychologie transpersonnelle et l’ésotérisme

Mario Schlegel

«Nous concevons le monde non pour le monde mais pour nous-mêmes» (C.G. Jung)

Dans l’entretien que j’ai eu avec Peter Schulthess, membre du Scientific Validation Committee der European Association for Psychotherapy, il a évoqué le fait que lors de l’EAP la «psychologie transpersonnelle», dans sa quête de reconnaissance en tant que psychothérapie scientifiquement fondée, a revendiqué C.G Jung comme l’un de ses fondateurs. Il voulait que moi, psychanalyste jungien, je lui dise si la psychanalyse analytique relève aussi de la psychologie transpersonnelle. J’ai indiqué que non et ai justifié ma position par écrit.

Peter Schulthess a également publié dans «à jour!» l’article «La psychothérapie, délimitée par la psychologie transpersonnelle et l’ésotérisme» (Schulthess P., 2015 b). On peut trouver un court résumé de l’article dans la revue «GESTALTTHERAPIE»: «La thérapie transpersonnelle transcende les limites du champ de la psychothérapie» (Schulthess P., 2015 a). L’article publié dans «à jour!» a déclenché un vaste débat, montrant ainsi que ce sujet est très pertinent pour les psychothérapeutes en exercice.

Mon intervention s’explique par le fait que les psychothérapeutes jungiens sont particulièrement concernés par cette problématique, car quasiment tous les courants ésotériques, métaphysiques, transcendantaux et de conscience quantique se réfèrent à Jung, ce qui entache la réputation du statut scientifique de la psychologie analytique.

Dans son article intégral, Schulthess écrit que «la psychologie analytique, avec son concept d’archétypes et d’inconscient collectif, est elle aussi interprétée par des représentants de la psychologie transpersonnelle comme une psychologie transpersonnelle dans la partie germanophone».

Je souhaite revenir sur ce point. L’inconscient collectif, constitué selon Jung des archétypes, n’est pas simple à comprendre. Quatre années avant sa mort, Jung lui-même constate «que le terme ‘d’archétype’ donne lieu à de nombreuses interprétations erronées et est probablement très difficile à saisir si on en croit les critiques hostiles.» (Jung C. G. 1957, § 1258).

La difficulté de compréhension du concept d’archétype tient donc au fait qu’il est très vaste. Du point de vue des sciences naturelles, Jung comprend les archétypes comme des ajustements relevant de la biologie de l’évolution qui correspondent à des instincts ou à des «patterns of behavior» (modèles comportementaux). Ils se traduisent au plan psychique par des images prenant la forme de mythes, dont s’occupent aussi les sciences humaines. Pour compliquer un peu plus encore la chose, les archétypes se sont vu attribuer la fonction d’«ordonnateur» des phénomènes physiques et psychiques au tournant des années 1940-1950 à l’occasion de la collaboration de Jung et Wolfgang Pauli, prix Nobel de physique nucléaire. Les archétypes ont ainsi acquis une fonction dans la dualité esprit-matière et un lien de parenté avec les idées de Platon. C’est sur ce point que s’appuient la critique adressée par la science établie, mais aussi l’engouement des courants ésotériques.

Jung avait tout à fait conscience de la problématique posée par la parenté avec les idées de Platon. Mais en tant que Kantien, il a fondé sa psychologie sur des bases épistémologiques, qu’il a explicitées à de nombreuses occasions et qui correspondent aujourd’hui au constructivisme neurobiologique (Schlegel 2005).

Pour juger de la théorie des archétypes de Jung, il faut restituer pour les jeunes générations l’esprit de l’époque dans sa perspective historique de la première moitié du 20e siècle.

Le discours de Jung et Pauli s’inscrivait tout à fait dans le contexte scientifique du milieu des années 50. D’après moi, étendre la théorie des archétypes au principe de synchronisation de l’esprit et de la matière a dû être incroyablement tentant. Elle est ainsi devenue une «théorie du Tout», une approche très prometteuse pour trouver la formule universelle recherchée par les grands esprits de l’époque, par exemple par Einstein, dont s’est inspiré Jung pour explorer la relativité du temps et de l’espace dans l’inconscient à l’occasion d’une discussion personnelle avec le scientifique (cf. Jaffé, 1979, p. 67), Heisenberg, (ibid p. 77/78), ou par Heisenberg qui était parvenu à la conclusion que la séparation habituelle du monde entre sujet et objet, monde intérieur et monde extérieur, corps et âme n’était plus adaptée (ibid. p. 77/78), pour ne citer que deux exemples.

Bien que Jung et Pauli aient été influencés par leurs vues personnelles, ils ont réussi à conserver leur œil scientifique critique et n’ont pas franchi la frontière épistémologique. Tous deux ont décrit leur théorie comme un mythe. Ainsi, Jung dans un courrier de 1958: «Quand, à l’occasion, je parle ‘d’ordonnateur’, il s’agit purement d’un mythe …» (ibid. p. 80)

Jaffé écrit par ailleurs: «La synthèse qui réunit la compréhension rationnelle et l’unicité mystique a été qualifiée de mythe dit et non dit de notre époque par Pauli.» (ibid. p. 82)

«L’ordonnateur» est un moyen, une métaphore que Jung n’a jamais transférée à la matière ni proclamée comme vérité objective.

La position épistémologique de Jung est trop souvent mal interprétée par les tenants de l’ésotérisme qui veulent voir dans les archétypes des vérités objectives, à l’égale des dieux. Pourtant dans sa définition du terme «archétype», Jung renvoie à celle «d’image» dans laquelle il traite des archétypes (Jung, 1995). Il n’aurait pas clairement réussi à les délimiter, car tout ce qui relève de «l’image» doit être interprété comme un symbole ou une métaphore. Ainsi dans l’archétype de l’image de dieu, il s’agit du symbole d’un contenu psychique et pas d’un «en-soi» objectif, pour donner un exemple. L’archétype n’est donc pas transpersonnel au sens de la psychologie transpersonnelle, c’est-à-dire qu’il ne se situe pas au-delà de l’homme. Transpersonnel au sens de la psychologie analytique renvoie aux relations entre individus, à l’entre-deux ou, pour utiliser la terminologie actuelle, à l’intersubjectif. C’est ainsi que le comprend aussi la Gestalt (Wegscheider H, 2015, p. 22).

Pour conclure, laissez-moi donner la parole à Jung lui-même avec un extrait de son image du monde et des hommes:

«... Nous avons besoin d’avoir une vision du monde ( ). Si nous ne voulons pas reculer, une nouvelle vision du monde doit se départir de la validité objective de ses superstitions, elle doit s’avouer n’être qu’une image que nous formons par égard pour notre âme, et pas un mot magique par lequel nous instituons des choses objectives. Nous concevons le monde non pour le monde, mais pour nous-même. Si nous ne nous créons pas d’image du monde comme un Tout, nous ne nous voyons pas nous-mêmes, qui sommes pourtant de fidèles images de ce monde. Ce n’est que dans le miroir de notre image du monde que nous nous verrons complètement. Nous n’apparaissons que dans l’image que nous produisons. Seuls nos actes créatifs nous permettent d’entrer pleinement dans la lumière et de nous reconnaître nous-mêmes comme un tout. Nous ne projetons jamais un autre visage que le nôtre sur le monde et c’est pourquoi nous devons également le faire pour nous trouver nous-mêmes. La science ou l’art est une fin en soi, mais l’homme, créateur de ses outils, lui est supérieur. Nous n’approchons jamais d’aussi près le secret le plus noble de toutes les origines qu’avec la connaissance du Soi, que nous prétendons toujours déjà connaitre. La profondeur de l’espace nous est mieux connue que la profondeur du Soi, où nous entrevoyons presque directement l’être et le devenir créateur sans toutefois les comprendre.» (Jung, 1931, 8 § 737)

La psychologie analytique n’est donc pas une croyance. Mais le fait qu’elle flirte avec la limite épistémologique fait partie de son charme, avouons-le.

Bibliographie

Jaffé A. (1979), Aus C.G. Jungs Welt, Gedanken und Politik. Werner Classen Verlag, Zürich. (Zitat Jung: Brief an Schmid, 11. 6.1958, Briefe III, S. 190. Zitat Pauli: Die Wissenschaft und das abendländische Denken. In Aufsätze und Vorträge über Physik und Erkenntnistheorie, Braunschweig 1961, S. 112)

Jung C. G. (1957) Vorwort zu Jacobi Komplex Archetypus in der Psychologie C. G. Jungs. GW Bd. 18/2 § 1256-1258. Walter, Sonderausgabe 1995

Jung C. G. (1931) Analytische Psychologie und Weltanschauung. GW Bd. 8, § 689-748. Walter, Sonderausgabe 1995

Jung C. G. (1995) Definitionen. GW Bd. 6, § 688-699. Walter, Sonderausgabe 1995

Schlegel M. (2006), Das Sinnerlebnis in der Analytischen Psychologie –Psychotherapie und Sinnfindung im Spannungsfeld zwischen Erklärung und Ergriffenheit. In: Mattanza G, Meier I, Schlegel M (Hrsg.). Seele und Forschung, Ein Brückenschlag in der Psychotherapie. S. 178-198, Karger

Schulthess P. (2015a) Die Transpersonale Therapie transzendiert die Grenzen des Gebietes der Psychotherapie. GESTALTTHERAPIE, Forum für Gestaltperspektiven 29, no. 1: 102-124.

Schulthess P. (2015b) Psychotherapie gehört abgegrenzt von der Transpersonalen Psychologie und Esoterik. Gekürzter Artikel von 2015a. à jour! no. 1: S. 23-26.

Wegscheider H. (2015). Das «Zwischen» - ein intersubjektives Drittes. GESTALTTHERAPIE, Forum für Gestaltperspektiven 29, no. 1: 3-22.

Mario Schlegel, Dr sc. nat. ETH, analyste didacticien, superviseur et professeur à l’Institut C.G. Jung de Zurich, responsable de la Commission scientifique de la Charte suisse pour la psychothérapie et co-président du «Internationales Netzwerk Forschung und Entwicklung in der Analytischen Psychologie Dreiländergruppe» (INFAP3), psychothérapeute ASP exerçant en cabinet privé.