Entretien avec un membre ASP

Jasna Sevcikova

Vous êtes psychothérapeute à Genève et docteur en psychologie, vous travaillez avec une population constituée principalement d’enfants et, à ma connaissance, vous approchez l’inconscient de l’enfant par la médiation du jeu théâtral et de la création plastique. J’aurais aimé que vous nous donniez, pour commencer, quelques précisions sur votre orientation clinique et sur les mécanismes que vous mettez au travail dans le cadre des thérapies que vous effectuez.

Aucun art en soi n’est purement thérapeutique. En revanche, tous possèdent un grand potentiel qui, dans des circonstances bien précises, peut servir des buts thérapeutiques. Je crois que cette pensée constitue la base de ma pratique comme psychothérapeute utilisant la médiation artistique. L’art transposé dans l’espace psychothérapeutique tisse une toile sur laquelle les formes inconscientes, les esquisses de la pensée, la pré-pensée, la pensée archaïque peuvent se déployer et offrir ainsi une ouverture vers une transformation. C’est probablement pour cela que je travaille la majorité du temps avec les enfants. Leur univers, peuplé de monstres et de fantasmes à la fois tendres et terriblement cruels, est propice à la créativité qui transmet d’une manière décentrée et souvent inattendue un vécu inconscient. Le dessin, la sculpture, les marionnettes, les masques, les jeux de rôle, etc. véhiculent un fonctionnement hautement symbolique. Je suis à la recherche de cette symbolique pour développer dans les thérapies un espace qui pourrait recevoir l’imaginaire ou le non-imaginaire de chaque personne. Un espace dans lequel la notion de «jouer» et surtout celle de «jouer ensemble» est primordiale et offre la possibilité d’une rencontre menant à un changement.

Comment en êtes-vous venue à la psychologie et plus particulièrement à la psychothérapie?

Je suis née sous le régime communiste dans les entrailles de Prague et j’ai grandi dans cette ville magique aux multiples histoires. L’imaginaire et la créativité, la fine alliance entre l’art et la résistance faisaient barrage à l’angoisse de cette situation d’enfermement. Cette force dont j’ai été le témoin dès mon plus jeune âge entretenait alors le profond espoir qu’un changement, une transformation restaient possibles tant que la solidarité, la relation humaine et le partage existaient. À l’adolescence, j’ai commencé à jouer dans des pièces de théâtre, je lisais la philosophie et la psychologie puis j’ai cherché les liens les unissant avec mon grand rêve de changer le monde.

Ensuite, le régime communiste a chuté. L’ouverture du pays et les espoirs d’un futur meilleur élargissaient ma perspective d’avenir sur un espace auparavant inconnu. Alors avec l’audace de mes dix-huit ans et le cœur battant, j’ai saisi l’occasion. Je suis arrivée en Suisse avec des yeux écarquillés devant le monde qui se trouvait derrière le mur, moi l’étrangère contemplant un univers étrange. J’ai alors découvert que la Suisse m’offrait un terrain «de jeu» extraordinaire et, en parallèle à mes études, je me suis consacrée au théâtre. De par mon vécu, les deux domaines revêtaient pour moi un sens profond et avaient l’un et l’autre une très grande importance.

Puis un ami pédopsychiatre et sensible au domaine artistique m’a proposé de travailler au sein de son cabinet qu’il venait d’ouvrir. Malgré que je n’avais aucune expérience en psychothérapie, j’ai accepté en me fiant à la confiance qu’il me portait. Je me suis formée en psychothérapie poiëtique à l’Atelier, institut de formation en art-thérapie et psychothérapie à Genève. De vrais liens ont émergé grâce à cette formation et mon désir de pouvoir exercer à la fois dans l’art et dans la psychothérapie est devenu réel.

Je considère que dans cette pratique, nous inventons et construisons un monde supportable sur les décombres de l’insupportable. L’universalité du monde artistique ainsi que la notion de non-jugement permettent de prendre à la fois de la distance avec la souffrance personnelle et de renouer d’une manière nouvelle avec son propre être et l’histoire de vie, unique, de chacun.

La rencontre du théâtre et de la psychothérapie a donc éveillé en vous le désir d’écrire une thèse de doctorat pour en étudier les liens - qu’avez-vous exploré au sein de ce travail et quelles conclusions (provisoires) en avez-vous tirées?

Ma thèse dans sa forme finale a mis longtemps à émerger. Je suis partie de l’idée d’une polémique en questionnant les liens purement théoriques entre les deux domaines. Je me suis intéressée au chamanisme qui, à mes yeux, représente une forme de «pré-théâtre» dans lequel la notion de soins, de jeu ainsi que de rituel se lient finement afin de donner lieu à une performance hautement corporelle et symbolique apportant un changement. Je me suis alors questionnée pourquoi le théâtre, à l’instar des autres arts, était encore relativement peu utilisé dans les psychothérapies actuelles. Fascinée par le pouvoir de transformation du jeu théâtral que je pouvais expérimenter comme comédienne, le lien me paraissait évident et tout à fait transposable dans le cadre psychothérapeutique.

Pourtant en commençant à travailler comme clinicienne avec les enfants, mes certitudes n’ont pas tardé à basculer. Je me suis rendu compte qu’il s’agissait ici d’un tout autre théâtre et que la scène thérapeutique ne ressemblait pas du tout à celle dont j’avais l’habitude. Les loges étaient peuplées des fantômes transgénérationnels, en arrière-scène se jouait des drames familiaux non représentables, les personnages se laissaient souvent mourir avant de pouvoir prendre une forme réelle et tout cela sans un public enthousiaste et applaudissant. J’ai revisité alors le scénario complet de ma thèse et j’ai décidé d’y apporter la réalité clinique en narrant «le théâtre thérapeutique» et en me basant sur six thérapies menées auprès d’enfants. Il en a émergé une élaboration clinico-théorique sur le passage entre le monde archaïque, chaotique et sans formes vers un univers symbolique propice aux jeux et à la représentation.

Sans porter de conclusions hâtives, il me semble que le théâtre - et son illusion «aussi réelle que le réel et pourtant fictive» - apporte un moyen de «fixer» les formes aux instances et aux mouvements non-élaborés du psychisme, préalablement sans forme, sans verbalisation. Grâce au rôle vécu et à l’incarnation véritable, des «démons» surgissant eux aussi dans les rôles, un nouveau vécu se dessine dans la corporalité. Le rôle garantit la sécurité d’affrontement car il représente un non-Moi permettant la descente vers l’archaïque, sans régression véritable. Par ce décentrement, le jeu se déploie alors dans un «para-cadre» permettant la dédramatisation des vécus douloureux à travers une dramatisation réelle.

Dans ce monde parallèle qu’est le théâtre, le danger n’est plus vital et la répétition fait office d’apprivoisement. Les risques d’effondrement psychique font alors place à une ouverture vers un ailleurs envisageable. La rêverie incorporée dans le jeu des personnages tisse un nouveau lien avec les émotions surgissant ici et maintenant. Une autre scène, sur la dialectique sourde des répétitions pathogènes, propose désormais un espace à construire, à reconstruire, en créant de nouvelles formes vivables et vivifiantes. À travers l’imaginaire fortement incarné et le pouvoir de la construction symbolique, le réel entame une construction vers des solutions jamais éprouvées auparavant et ranime l’espoir d’un changement ultérieur.

Le paradoxe et l’illusion véhiculés par le théâtre allouent alors à la détresse, à la folie ou à l’infamie une autre image et se transforment en porteurs de poésie et de rêverie, même si parfois elles s’avèrent cruelles. Dans la psychothérapie, en transposant ce même paradoxe et en y introduisant l’illusion théâtrale, la symptomatologie décentrée du sens pathologique devient supportable voire portable, porteuse d’un élan poétique et créateur de changement. Entrer dans la peau et le caractère d’un personnage fictif afin de l’incarner et de l’habiter renvoie étonnamment à une possibilité d’être soi-même et se reconnaître comme tel.

Quelles sont alors les ressemblances et les différences entre votre technique et celle proposée par le psychodrame? Je rappelle ici, comme point de repère, la définition du psychodrame dans son sens le plus général: mise en scène théâtrale de conflits internes que le sujet extériorise dans sa relation avec les autres acteurs de la scène dans un cadre thérapeutique.

La première différence qui me paraît pertinente réside dans l’investissement corporel sollicité lors de la séance. Je considère la dimension corporelle comme primordiale afin qu’un personnage complet puisse “naître”. Faits de chair, nous sommes matière, et matière en transformation. Le corps est au centre du spectacle vivant, il en est le cœur, le muscle, le souffle, le rythme, l’objet et le sujet à la fois. Le corps existe pour donner à l’inconscient, c’est-à-dire à l’invisible, à l’innommable, l’occasion de s’incarner. Cependant, pour que cela puisse se produire, il me semble qu’une préparation s’avère nécessaire. Je me suis alors basée sur certaines techniques que je connaissais comme comédienne et qui sont fréquemment utilisées dans le training des acteurs. Je propose lors de mes séances une sorte de mise en corps avant de passer au jeu proprement dit. Cette dernière est composée des différents exercices ludiques sollicitant un travail sur la voix, sur les mouvements, sur les postures, sur la respiration et sur la conscience corporelle en général. Selon moi, cette mise en corps fonctionne également comme un passage ritualisé permettant au “corps du quotidien” de devenir un “corps malléable” qui serait prêt à accueillir un personnage à jouer. J’ose penser même qu’il s’agit ici d’une déconstruction voulue des patterns corporels, voir une régression vers le monde archaïque en rendant au corps sa fonction primaire qui relève de la sensation sensori-motrice sans que le langage ou l’intellect n’interviennent. Cet investissement purement corporel pendant une partie de la séance contrecarre à mes yeux le système de la pensée consciente et transforme le corps en réceptacle de toutes autres formes inconscientes, sans forcément viser directement les “conflits”. Cela fait une première différence notable.

Le deuxième aspect que je souhaite relever questionne la place accordée à l’imaginaire au sein de la thérapie. Dans mon approche, l’imaginaire stimulant directement la créativité se situe au centre de l’intérêt. Il apporte un côté non-réel, décentré de soi et pourtant si significatif des mouvements intérieurs. Les histoires à jouer sont alors purement fictives, elles sont co-créés par les participants lors de la thérapie en groupe ou dans le cas des séances individuelles, elles surgissent directement de l’imaginaire personnel du patient. Ces histoires prennent d’abord la forme d’un récit qui ressemble le plus souvent à une fable, d’un conte de fée ou d’une légende inventée. Ici, rien n’est réel pourtant tout se cristallise et se concentre autour d’êtres bien réels. J’aime bien imaginer cette étape comme une mise en imaginaire d’un scénario à jouer. À travers la narration, les personnages peuvent être rêvés ou fantasmés dans leurs caractères, leurs personnalités, leurs défauts, leurs qualités, leurs pouvoirs et également leurs aspects physiques. Cette imagerie permettra de créer une mise en scène avec des événements scénaristiques rassurant le déroulement d’une histoire à jouer ainsi que la création réelle des personnages naviguant entre «ici» et «ailleurs» dans les rôles à interpréter. Il est à mentionner que nous utilisons également des costumes, des accessoires lors de nos séances. Le théâtre thérapeutique, je le pense toujours comme celui qui pourrait être réellement représenté.

En troisième lieu, à mes yeux distinct du psychodrame, se situe le jeu scénique lui-même. De mon côté et certainement de par l’expérience du “vrai théâtre”, je tente toujours de m’en approcher dans les thérapies et de transmettre ce partage, qui rejoint le vrai théâtre. La notion d’impunité du comédien dans ce qu’il joue, endosse la même valeur de non-jugement en thérapie. Le comédien comme le patient s’appuient sur l’importance du simulacre dans son jeu qui peut alors avoir lieu dans un espace privilégié et distancié de la réalité. Je me suis souvenue de spectacles où, en tant que spectatrice, j’assistais à des scénarios effroyables sans pourtant jamais perdre une miette de ce qui était joué. J’en éprouvais même du plaisir. Ce qui était insupportable dans la vie devenait supportable sur scène. À condition que tout le monde joue le jeu.

Une des meilleures leçons de théâtre que j’aie jamais reçues a pris place dans un décor tout à fait particulier: un parc avec des enfants jouant aux pirates. Invitée à partager leur jeu, je deviens un pirate ennemi. Rapidement touchée par un sabre en plein ventre, je tombe par terre en agonisant, je pousse de petits cris – pas trop effrayants pour ne pas faire vraiment peur à mon jeune public – je fais de grands gestes mimant ma souffrance, je me tords drôlement, je grimace tout en prolongeant largement le moment de ma mort. Enfin, je fais semblant de mourir avec une théâtralité exacerbée et peu réaliste, avec un petit sourire de satisfaction intérieure disant oui, oui, il y a tout pour satisfaire mon jeune public! Un petit garçon s’écrie avec colère: «Arrête! Tu ne dois pas faire semblant de mourir, fais comme si tu étais vraiment morte!». Stupéfaite par sa remarque, je m’arrête net. Nous reprenons dès le début et je refais ma mort, vraiment comme si, sans grand fracas et sans baratin, tout en pensant à la petite phrase de cet enfant me demandant finalement de mettre dans mon jeu une part de mon vrai moi.

Nous sommes tous égaux lorsque nous jouons. La seule règle existante dans ce moment est celle de «faire semblant», de se laisser porter à l’illusion théâtrale et permettre aux personnages ainsi qu’à l’histoire de s’incarner dans l’«ici et maintenant» et pour de vrai. Le rôle de thérapeute et celui de patient cèdent la place à un «autre théâtre» dans lequel nous nous retrouvons tous impliqués. Dans cette mise en corps de l’imaginaire, là où le vrai théâtre prend son sens, il n’y est pas question d’économie pour personne. Nous affrontons le même monde, celui du fictif et pourtant réel, incorporé et incarné par nos êtres. Nous jouons ensemble, nous nous rencontrons, nous nous confrontons aussi bien dans la joie de nos êtres que dans nos peurs les plus profondes. Un moment, figé en dehors du temps, entre nous, où l’espace-temps devient condensé de par son intensité et dans lequel l’innommable trouve une voie vers l’exprimable. La question de l’interprétation au sens psychothérapeutique du terme devient alors superflu car les personnages ont déjà été interprétés, joués, déroulant leur histoires, questionnant la vie et la mort. Les patients, comme dans le théâtre, s’en vont. Le rideau est fermé, il ne reste que cette trace inpalpable, inscrite à l’intérieur de nous, de nos patients ainsi que de nous-même.

Pourquoi avez-vous choisi d’être membre de l’ASP plutôt que de la FSP? Savez-vous que des psychiatres à Genève refusent de travailler avec des psychologues qui ne sont pas membres FSP?

J’ai choisi d’adhérer à l’ASP principalement parce que je me considère plus proche du métier de psychothérapeute que celui de psychologue. Je trouve également que l’ASP défend d’une manière très active les droits des psychothérapeutes et collabore régulièrement avec des instances internationales créant ainsi des ouvertures diversifiées également à l’étranger. Néanmoins je ne vais pas cacher que mon choix a penché radicalement pour l’ASP suite à la confrontation au système assez rigide de la part de la FSP. Pour parler concrètement, selon la FSP je ne pouvais pas faire reconnaître ma formation en psychothérapie expressive comme une orientation principale. Certes, je pouvais faire valoir toute la formation en psychanalyse que j’ai également suivie en parallèle, mais je ne comprenais pas pourquoi cette ignorance ou la dépréciation même face à ma spécialité en psychothérapie expressive. Pourtant la formation de l’Atelier se base sur les modèles post-bionniens puis est reconnue et fait partie de la Charte Suisse pour la psychothérapie. Malgré mes argumentations et ma demande d’une discussion plus approfondie à ce sujet, je me suis heurtée à un mur administratif dogmatique. Je trouve cela regrettable aussi que certains psychiatres à Genève favorisent les membre de la FSP alors qu’au niveau fédéral les deux instances s’équivalent au niveau des critères et des reconnaissances.

Dans notre spécialité, il est officiellement nécessaire d’avoir le statut de psychothérapeute indépendant et d’avoir une autorisation de pratique indépendante. En réalité l’exercice de notre métier en tant qu’indépendant est compliqué et nous devons dépendre de la collaboration avec un psychiatre et des contraintes qui en découlent. Que pensez-vous de cette pseudo-indépendance et de ses effets dans la relation de soins comme au niveau de l’accès à la psychothérapie?

Voici une question gordonienne… Il est vrai qu’après autant d’années d’études, de formations, de supervisons et de travail clinique exigés pour l’obtention de notre titre indépendant et spécialiste en psychothérapie, se retrouver non remboursés auprès des assurances de base sans la délégation d’un psychiatre et avec l’obligation de travailler sous le même toit soulève un sentiment d’injustice et aussi la colère. Pire encore, je parlerais même d’impuissance. Qui d’entre nous peut se permettre d’ouvrir un cabinet indépendant sans compter travailler directement avec les assurances de base? Or cela veut dire qu’en tant que psychothérapeutes indépendants nous pouvons travailler seulement avec la population des personnes suffisamment riches et capables de régler les consultations uniquement de leurs propres moyens? Ou satisfaire toute demande mais une fois le crédit des assurances complémentaires épuisé annoncer au patient qu’il doit payer de sa poche ou «merci beaucoup et au revoir, la psychothérapie est finie puisque nous ne sommes pas reconnus pour vous aider jusqu’au bout»? Notre éthique, celle des professionnels de soin, s’inscrit de quelle manière dans ce piège financier?

Personnellement, dans ma pratique j’accompagne certains patients avec des pathologies lourdes et à ce niveau, une collaboration avec un psychiatre est souvent nécessaire et je la trouve, selon les cas, extrêmement précieuse et utile pour apporter une aide complète à la personne. Cependant, ceci devrait relever d’un choix et non d’une obligation. Surtout que je pense profondément qu’un réel échange entre les différents professionnels de soins autour d’un patient construit un cadre encore plus contenant et s’avère d’une richesse hors pair. Toutefois, pour que cela puisse réellement fonctionner, nous devrions être égaux dans nos reconnaissances médico-légales. Il ne s’agit pas ici de concurrence mais d’un juste partage pour le bénéfice du patient qui est et devrait rester au centre de notre intérêt.

Ne pensez-vous pas qu’il n’est pas question de choix mais d’obligation d’un suivi complémentaire, particulièrement pour les pathologies qui nécessitent une intervention psychiatrique? Obligation aussi dans le sens du devoir d’approcher la maladie avec les deux logiques aussi longtemps que nous avons des formations et des compétences différentes (bien que la confusion réside dans le préfixe psy- qui accompagne, malheureusement, les deux professions)?

Je pense effectivement que les deux domaines, la psychologie et la psychiatrie, véhiculent des compétences différentes et leur assemblage dans un traitement bifocal proposé à certains patients représente un accompagnement complet et rassurant. Cependant, je souhaiterais relever le sens de la bi-focalité dans sa définition même, c’est à dire que le focus n’est pas pareil. Du côté de la psychologie, nous visons à encadrer une psyché en détresse et de lui permettre, à travers de notre accompagnement, de s’étayer sur plusieurs paliers psychologiques constituant ou re-constituant un être humain dans sa complexité des mouvements intérieurs ainsi que dans ses relations extérieures. Lors de nos études, nous apprenons l’anatomie de la structure psychique, nous étudions ses bases solides formant le squelette identitaire, les palpitations subtiles du flux émotionnel, le déchargement viscéral des pulsions ainsi que les connexions multiples des pensées liées à soi et aux autres. Pour qu’un suivi psychologique puisse évoluer d’une manière favorable, le patient doit être capable d’une élaboration psychique autour de son être. Dans certaines pathologies lourdes, cet intime lien à soi-même est biaisé par les angoisses massives empêchant la pensée de fonctionner. C’est exactement dans ces cas de figure que nous sollicitons les psychiatres afin de permettre au patient de garder sa capacité à penser, avec l’aide médicamenteuse, et de pouvoir avancer dans la psychothérapie entamée. Il est clair que dans le système actuel, cette démarche est totalement facile et accessible, vu que la majorité des psychologues-psychothérapeutes indépendants travaille en délégation avec un psychiatre au sein du même cabinet.

Du côté des psychiatres, je me permets également de revisiter le focus. Cependant, je ne parle pas du même métier donc je ne peux que me placer en tant qu’observatrice ou parler en mon nom propre. J’ai toujours eu, dans mon parcours, une entente et une collaboration précieuses avec mes collègues psychiatres. Pourtant je dois relever, et ceci est réellement en connaissance de cause, que peu de psychiatres installés en privé nous sollicitent pour un suivi psychologique et psychothérapeutique en plus d’un traitement médicamenteux instauré justement à cause des troubles psychiques. Je me demande alors pourquoi cette collaboration, si importante à mes yeux, s’entache encore d’une forme de non-reconnaissance des métiers différents et de la croyance que les médicaments, en guise de baguette magique, puissent régler définitivement les souffrances psychologiques?

Je reviens subitement à ce nœud gordonien. Si au sein de nos professions des soins nous ne sommes pas capables de nous reconnaître et de communiquer avec nos capacités différentes et nous respecter parmi nous, personne n’en tirera le bénéfice. Puis les premiers à souffrir seront nos patients, car notre soin demeure et va demeurer défaillant. Vraiment triste constat.

Dr. phil. Jasna Sevcikova est psychothérapeute ASP et pratique à Genève.

Membre de l’ASP depuis 2013

Entretien mené par Liviu Poenaru