Le besoin de croire
Métapsychologie du fait religieux
Liviu Poenaru
Sophie de Mijolla-Mellor
Collection: Psychismes, Dunod, 2004, 312 pages, 155x240mm, EAN13: 9782100082124
La question du religieux a été abordée dans les numéros précédents de notre journal, d’abord à travers un article proposé par Peter Schulthess qui s’intéressait à la place de la spiritualité individuelle dans la thérapie; cet écrit a suscité une série de réactions parmi nos lecteurs dont les commentaires ont été ultérieurement publiés. Cette note de lecture reprend le thème de la croyance et du religieux sous un angle métapsychologique, en examinant la dynamique du besoin de croire, qui semble aussi fondamental que celui d’exister.
L’actualité met le fait religieux au cœur des phénomènes internationaux du moment. Parallèlement, on nous apprend que les jeunes se tournent de plus en plus vers la religion (en 8 ans, le nombre de jeunes se rattachant à une religion est passé de 34 à 53%, annonce le quotidien le Figaro1). Entre phénomènes scientifiques, technologie et religion, la recherche d’une approche qui convienne au bien-être personnel devient compliquée et les questionnements quant à leurs relations se multiplient, au même titre que les déceptions induites par le rêve techno-scientifique moderniste ayant promis un avenir radieux à l’humanité. En dehors du fait religieux, le besoin de croire semble triompher dans tous les domaines et attire l’attention sur une composante anthropologique essentielle qui mérite d’être étudiée à travers ses motivations inconscientes.
Freud effectue ses propres recherches afin de comprendre la puissance, l’origine et le rôle du fait religieux dans l’organisation sociale. Totem et tabou, paru en 1913, s’intéresse à la prohibition de l’inceste et à la formation du tabou ainsi qu’à leur relation avec la névrose obsessionnelle et l’ambivalence affective. Dans L’avenir d’une illusion (1927), il étudie les frustrations, les privations et les contraintes provoquées, au sein des sociétés, par la civilisation qui oblige les individus à se tourner vers des satisfactions secondaires substitutives (idéaux, réalisations artistiques, illusions, etc.) qui naissent du refoulement. Les idées religieuses et la figure du père auraient alors pour fonction de compenser les frustrations. Malaise dans la culture (1930), traduit souvent par Malaise dans la civilisation, questionne la possibilité de la civilisation de tendre vers un progrès suffisant pour permettre à l’humanité de surmonter les pulsions destructrices qui l’animent; la religion est conçue ici comme l’un des remèdes pour supporter une vie trop dure pour nous. Avec la religion, l’idée d’une finalité de la vie se maintient et s’effondre en même temps que le système religieux. Son dernier ouvrage de 1939, L’homme Moïse et la religion monothéiste, achevé durant son exil à Londres, expose une théorie nouvelle sur les origines de Moïse et de la religion juive.
Sophie de Mijolla-Mellor part de l’hypothèse que la récurrence freudienne de la préoccupation concernant le fait religieux tient à une insatisfaction permanente menant Freud à poursuivre inlassablement son enquête. Mijolla-Mellor formule alors une deuxième hypothèse: l’élément affectif, qui fait le fond et non la forme de la croyance, reste toujours disjoint de l’argumentation intellectuelle. L’auteure examine la même hypothèse dans les processus de construction théorique, mus en partie par la passion intellectuelle qui est, elle aussi, d’essence affective donc inconsciente et pouvant conduire à des variations et des dérives de la raison: «La régression théorisante implique une plongée dans l’intime d’où seule pourra naître la certitude qui étaye la théorie, au moins dans le moment de construction.» (p. 3) Mais analyser la dimension inconsciente inhérente n’implique pas la perte de sa valeur épistémologique, alors que le mouvement affectif de l’adhésion qui accompagne la certitude obtenue relève lui aussi du croire.
Ce livre explore, à partir des propositions théoriques freudiennes et de leur construction, le besoin de croire et ses diverses manifestations: l’aliénation idéologique, la conviction délirante, l’art, la croyance religieuse, la croyance en une théorie, etc. Au-delà de la clinique du fait religieux, c’est son approche théorique telle que Freud l’a laissée qui entraîne l’auteure vers un réexamen rendu nécessaire par l’évolution historique actuelle.
L’ouvrage de Sophie de Mijola-Mellor est divisé en trois parties. La première, intitulée Source et genèse du besoin de croire, part de Dieu comme représentation et comme affect; c’est de ce dernier que relève la religion. Sans méconnaître la dimension théologique, Freud formule une approche spécifique dont les principaux éléments sont la nostalgie (vécu névrotique) et le sentiment océanique (réduit à un désir nostalgique pour le père et plus anciennement pour la mère); l’auteure confronte ces deux éléments à la notion de raison mystique et d’ivresse transcendantale.
La genèse du besoin de croire ne tient pas à une représentation de chose issue d’images mnésiques, mais à une construction à partir d’une nécessité de représentation et d’un vide représentatif correspondant auquel le terme de Dieu a été apposé: «Nous situerons l’origine de cette représentation dans l’énigme par excellence, celle de la mort et dans les modalités de sa représentation telles que Freud les examine, qui se présentent comme autant de tentatives de déni de la nihilisation que comporte l’expérience de la mort, celle d’autrui étant toujours par anticipation celle du sujet lui-même» (p. 35). La culpabilité est proposée par Freud, dans Totem et tabou, comme une des origines du besoin de croire; elle est induite par le repas totémique. La genèse du besoin de croire est étudiée aussi à travers le déni de l’expérience de la mort par le rachat et la résurrection ainsi que par le progrès dans la spiritualité.
Dans la deuxième partie, Les issues profanes et sacrées du besoin de croire, Sophie de Mijjolla-Mellor s’intéresse, toujours à partir des interrogations de Freud, aux issues du besoin de croire lorsque la religion n’offre plus soutien et consolation à l’individu. Freud propose, en 1930, les remèdes sédatifs comme issues à une vie trop dure, qui apporte trop de douleurs, de déceptions et de tâches insolubles. Dans cette partie sont examinés, parmi les solutions profanes, les diversions, les substitutions ou les dérivations possibles, l’exigence éthique et épistémologique, le dogme et la réalisation de désir, la pathologisation du fait religieux, les idéaux et les phénomènes passionnels. Les ivresses sacrées sont proposées par Freud parmi les méthodes que l’individu peut utiliser pour supporter la réalité; elles sont appréhendées ici à partir de la fusion avec le divin, la mystagogie2, l’immanence du sacré dans l’art, l’extase et le délire. L’objectif de Mijolla-Mellor est de développer l’hypothèse originale selon laquelle «l’une des plus importantes sources du besoin de croire n’est ni la culpabilité à l’égard du père, ni le désir d’être protégé par lui, mais le besoin d’établir une contre-force opposable à la mélancolie, née de la perte des illusions à la fois sur l’omnipotence narcissique infantile et sur les capacités parentales de réaliser un tel idéal» (p. 120).
Cette partie se termine par l’étude du besoin de croire jusqu’à la théorie délirante; l’auteure analyse la conviction délirante issue d’un doute insupportable et destructeur qui opère dans la psyché une «prothèse de certitude, faute de pouvoir tolérer les demi-teintes du relatif et la dialectique des opinions» (p. 163).
La troisième partie, Le besoin de croire dans la théorie, raconte les relations passionnées, les colères, les espoirs et les souffrances d’individus dont le point commun était la recherche du fonctionnement de la psyché. Sans faire œuvre d’historienne, l’auteure part de la certitude que la recherche intellectuelle et les affects qui s’y attachent inévitablement, met en jeu autre chose que l’intellect au sens d’un raisonnement froid auquel on veut bien croire. Puisque ces passions de la raison sont toujours accompagnées d’angoisses, de découragements, de doutes, de méfiance à l’égard des risques de vol de connaissances, de l’envie de provoquer des progrès plus rapides, etc. C’est notamment dans la correspondance de Freud, plus proche de l’intime, que Sophie de Mijolla-Mellor part à la recherche des mouvements affectifs qui colorent la recherche freudienne, en étudiant le besoin du théoricien d’être cru et les relations qu’entretiennent dogme, découverte et théorie.
En résumé, cet ouvrage m’a semblé important non seulement pour ses apports quant à la compréhension du fait religieux, dont l’actualité nous imprègne tous les jours, mais essentiellement en raison des clés de compréhension qu’il propose afin de comprendre un besoin partagé par nous tous et qui semble être l’essence même du psychisme. Pour ceux qui s’intéressent au processus de construction théorique tant en sciences qu’en psychanalyse et dans les autres disciplines à vocation théorisante, il est intéressant d’en saisir la part de croyance et de subjectivité qui mobilise l’assemblage et l’architecture de la connaissance.
Sophie de Mijolla-Mellor est philosophe de formation, psychanalyste et professeure émérite de psychopathologie et psychanalyse de l’Université Paris-Diderot. Elle est l’auteure notamment du Plaisir de penser (1992), Le besoin de savoir (2002) et La mort donnée. Essai de psychanalyse sur le meurtre et la guerre (2011).