Veronica Defièbre
Tendances suicidaires, tentatives de suicide et les suicides sont et restent des sujets difficiles pour les psychothérapeutes et les psychiatres, que ce soit dans le cadre ambulatoire ou stationnaire. En comparaison avec d’autres sujets, la situation de la recherche reste plutôt faible et la confrontation avec ce sujet est généralement évitée. Ainsi, une étude sur 571 suicides montre que chez les consultants professionnels qui ont été contactés avant le suicide par la personne contactée, seulement 22 pour cent ont évoqué le sujet des tendances suicidaires au cours de la dernière consultation, bien que ces personnes qui se sont suicidées par la suite avaient rendu visite à leur médecin, psychiatre ou psychothérapeute le jour de leur suicide (Isometsa et al., 1995). Mais même les consultants professionnels abordent toujours bien trop peu le sujet des tendances suicidaires, bien qu’on sace entre temps à quel point cela serait important. Ainsi une étude menée à Berne a montré que 48 pour cent des médecins de famille ont été surpris par le suicide de leurs patient(e)s et que même 67 pour cent n’étaient même pas au courant de tentatives de suicide passées (Michel, 1986). Le nombre est certainement plus faible chez nous, psychothérapeutes, car la question des tendances suicidaires fait partie du répertoire lors d’un premier entretien avec un patient. Mais combien de fois reposons nous la question plus tard ?
L’origine de l’ASSIP
C’est pour cette raison qu’une équipe de recherche autour d’Anja Gysin-Maillart et Konrad Michel de l’université de Berne a travaillé sur les tendances suicidaires et essaye de développer une méthode de thérapie efficace, autant que possible facilement accessible, à brève échéance. Ils étaient ainsi conscients que même avec cette méthode, il ne serait possible d’atteindre que des patients qui sont hospitalisés dans une clinique ou s’y rendent de façon volontaire en raison d’une tentative de suicide.
Un point de réflexion important pour eux était que le suicide se compose des mêmes éléments que ceux qui constituent une action, c’est-à-dire se fixer un objectif, projeter de surveiller et d’influencer ses propres actions, pensées et sentiments lors de la poursuite de ces objectifs. Ce qui est déterminant ici, c’est aussi la biographie propre avec les expériences propres. Le suicide est ainsi considéré comme une alternative aux objectifs privilégiant la vie pour surmonter une crise existentielle difficile. Lors de telles crises, la douleur psychique, le désespoir, la honte, le sentiment d’avoir échoué personnellement et de n’être qu’un poids pour les autres ainsi que la haine de soi jouent un rôle important. Souvent, les personnes concernées n’arrivent pas à imaginer que leur situation ne puisse jamais s’améliorer et qu’il existe une autre solution à cela que la mort. De façon conforme, les objectifs à long terme se transforment en objectifs très courts. Les solutions possibles deviennent très limitées, jusqu’à ce que le suicide reste la seule solution possible. Pour l’équipe de recherche il semblait particulièrement important que les personnes concernées doivent pouvoir raconter leur histoire personnelle concernant leur tentative de suicide afin de pouvoir mieux comprendre leurs motivations et leur façon de faire afin de pouvoir les modifier à l’avenir. C’est ainsi qu’a été créée l’approche narrative qui constitue un élément important du programme et qu’est né le programme ASSIP (Attempted Suicide Short Intervention Program ; fr. : Programme d’intervention court suite à tentatives de suicide).
Le programme est composé d’au moins trois séances de thérapie de 60 à 90 minutes qui doivent, de façon idéale, se dérouler sur trois semaines. Une quatrième séance peut être ajoutée si cela semble nécessaire.
1ère séance de thérapie
Au cours de la première séance de thérapie a lieu ce que l’on appelle l’entretien narratif. Au cours de cette séance, on demande au patient/à la patiente de raconter son histoire personnelle en rapport avec la tentative de suicide, une intervention centrée sur le patient où le patient/la patiente est considéré(e) comme un(e)expert(e) de sa propre vie et le/la thérapeute apparait comme accompagnateur/trice et consultant(e). Avec l’accord écrit du patient/de la patiente, cet entretien, qui est mené avec des questions très ouvertes, est filmé.
2ème séance de thérapie
Au cours de la seconde séance de thérapie, le patient/la patiente et le/la thérapeute regardent la vidéo ensemble, ce faisant, le/la thérapeute fait régulièrement de courtes pauses pour donner au patient/à la patiente l’opportunité d’exprimer des idées, sentiments et modifications physiques spontanés et d’y réfléchir. Ensemble, le/la thérapeute et le patient/la patiente essaient d’établir une reconstitution détaillée pour comprendre comment la douleur psychique et le stress ont entrainé l’acte de suicide.
À la fin de cette séance, on donne au patient/à la patiente un dépliant éducatif avec le titre « Le suicide n’est pas une décision rationnelle ». Dans ce dépliant on explique que la douleur psychique est le résultat d’une mise en danger fondamentale de l’estime de soi. Cela provoque ce que l’on appelle le mode suicidaire dans lequel apparaissent des symptômes dissociatifs chez la personne concernée qui entrainent un état proche de la transe où elle perd la relation à son corps et ne ressent plus la douleur. La conscience de soi est alors perturbée et elle ne peut plus penser ou agir de façon rationnelle. Cela a été confirmé par des études neuropsychologiques qui ont montré que dans une crise suicidaire aigüe le cortex préfrontal, responsable de la résolution des problèmes, n’est pas activé. Ce mode suicidaire au cours d’une crise est enregistré dans le réseau neuronal, ce qui entraine plus probablement et explique une nouvelle réaction du même type dans une situation de crise, c’est pourquoi le risque de suicide augment avec les années chez les personnes qui ont déjà fait une tentative de suicide. Ces résultats de recherches doivent, d’une part, aider la personne concernée à mieux comprendre le phénomène suicidaire, mais aussi à le déstigmatiser, car nombreux sont ceux qui n’osent pas demander de l’aide professionnelle car ils ont honte. Mais en même temps cela montre aussi que les stratégies de sécurité doivent d’abord être développées et appropriées afin qu’elles soient suffisamment intériorisées au moment d’une crise.
Une fois rentré chez lui, le patient doit rédiger un retour écrit à ce dépliant qu’il apporte à la troisième et dernière séance.
3ème séance de thérapie
Au cours de la troisième séance, ce retour écrit est présenté et discuté. De plus, le projet que le/la thérapeute a élaboré suite à la seconde séance comme conceptualisation du cas actuel est parcouru phrase par phrase communément avec le patient/la patiente. Celui-ci doit permettre de comprendre les points sensibles et les déclencheurs du suicide du patient/de la patiente et d’en déduire des signaux d’alerte et des stratégies de sécurité en cas de nouvelle crise suicidaire. Ce concept est imprimé et remis au patient/à la patiente ainsi qu’à d’autres personnes impliquées tels que le/la psychothérapeute, le/la psychiatre ambulatoire et le médecin traitant. De plus, les objectifs à long terme, signaux d’alerte et stratégies de sécurité sont copiés sur un dépliant au format de carte de crédit et remis au patient/à la patiente avec l’indication de toujours garder ce dépliant sur soi et de le lire dans le cas d’une crise émotionnelle.
Des lettres comme liaison de contact
Les participants/participantes de ce programme obtiennent, à son terme, tous les trois mois au cours de la première année et tous les six mois au cours de la seconde année, des lettres partiellement standardisées leur rappelant leurs facteurs de risque à long terme dans des crises suicidaires à venir et l’importance de leurs stratégies de sécurité. Ces lettres sont personnellement signées par le/la thérapeute qui a travaillé avec le patient/la patiente dans ce programme. Les patients/patientes sont informés qu’ils ne sont pas obligés de répondre aux lettres mais qu’un retour indiquant leur état d’esprit actuel serait le bienvenu. Si des patients/patientes répondent, ce qui se fait le plus souvent par e-mail, le courrier suivant fera référence à ce retour.
L’étude clinique avec les paramètres décrits ci-dessus a été réalisée avec des patients/patientes ayant été amenés au service d’urgence de l’hôpital universitaire de Berne suite à une tentative de suicide. Les patients/patientes ont été au hasard dirigés vers le dispositif thérapeutique standard ou vers le programme ASSIP. Il y avait 60 patients/patientes par groupe. Les participant(e)s à l’étude ont été contactés par courrier pendant plus de 24 mois après la fin du programme. Ont été exclus les patient(e)s présentant une tendance régulière à l’automutilation, des déficiences cognitives et des troubles psychotiques. On a constaté des différences significatives entre le groupe de l’ASSIP et le groupe de référence. Au cours des 24 mois de la phase de suivi, il n’y a eu que cinq nouvelles tentatives de suicide dans le groupe de l’ASSIP alors que dans l’autre groupe il y en a eu 41. Ainsi on a établi une réduction du risque de suicide d’environ 80 pour cent dans le groupe de l’ASSIP. De plus, le temps que les participant(e)s ont passé dans des cliniques était nettement plus court que pour le groupe de référence et l’alliance thérapeutique du groupe de l’ASSIP a été évalué comme plus haute que dans le groupe de référence.
Les services psychiatriques universitaires de Berne continuent de proposer l’ASSIP. Il existe des coopérations avec les universités de Zurich, Finlande, Lituanie, Suède, Angleterre et des États-Unis, mais aussi avec les cliniques universitaires de Leipzig et de Bochum.
Le Sanatorium Kilchberg près de Zurich propose également ce programme.
Comme le constatent eux-mêmes les créateurs de ce programme, il comporte quelques nouveaux éléments qui peuvent se révéler être des facteurs importants pour la réussite.
Particulièrement dans les cliniques on a aujourd’hui souvent recours à des questionnaires standardisés qui laissent peu de latitude aux patient(e)s de raconter leur propre histoire. Ils sont ainsi réduits à des symptômes et syndromes cliniques, ce qui renforce leur sentiment d’être malade et perturbé et leur fait voir leur tentative de suicide qu’ils/elles ne peuvent souvent plus réellement comprendre eux-mêmes par la suite, encore plus comme un comportement pathologique. Les participant(e)s à l’ASSIP ont perçu de façon beaucoup plus détendue de pouvoir parler de leur tentative de suicide de façon aussi ouverte, de pouvoir tirer leurs propres conclusions et de de pouvoir le convertir en action en cas de forte crise. De plus cela pourrait être utile de comprendre le mode suicidaire en tant que phénomène qui peut arriver à n’importe qui au cours d’une crise extrême et n’est pas seulement nécessairement la conséquence d’une pathologie mentale. Cela permet nettement de réduire les sentiments de honte et de donner du courage aux personnes concernées pour trouver leur propre voie pour faire face à des futures crises.
Je pense que des éléments de ce programme peuvent également être très aisément repris dans notre pratique psychothérapeutique ambulatoire. De plus, cela me montre une fois de plus que, dans un monde dans lequel tout est abordé au moyen de manuels et questionnaires standardisés, il est d’autant plus important de laisser le champ libre aux patient(e)s de raconter leur propre histoire, ce que nous pouvons très bien proposer à nos patients dans nos cabinets.
Bibliographie
Isometsä; E.T., Heikkinen, M.D., Marttunen, M.J., Henriksson, M.M., Aro, H.M. & Lönnqvist, J.K. (1995). The last appointment before suicide. Is suicide intent communicated? (Le dernier rendez-vous avant le suicide. Les intentions de suicide sont-elles communiquées ?) Am. J. Psychiatry, 919–922.
Michel, K. (1986). Suicide and suicide prevention. Could the physician do more? Results of a questionnaire of relatives of suicide attempters and suicide victims (Suicide et prévention du suicide. Le praticien pouvait-il faire mieux ? Résultats d’un questionnaire de proches de personnes ayant fait une tentative de suicide et victimes de suicides), Suisse. Med. hebdomadaire, 116, 770–774.
Michel, K., Valach, L. & Gysin-Maillart, A. (2017). A Novel Therapy for People Who Attempt Suicide and Why We Need New Models of Suicide (Une nouvelle thérapie pour les personnes faisant une tentative de suicide et pourquoi nous avons besoin de nouveaux modèles pour le suicide). Intern. J. Environ. Res. Public Health, 14, 243.
Veronica Defièbre, anciennement Baud. Membre du comité de l’ASP, Présidente de la conférence de la charte. L’auteure étudie déjà depuis de nombreuses années le sujet des tendances suicidaires et a publié un livre à ce sujet en 2009 : Les tendances suicidaires dans la théorie et la pratique psychothérapeutiques – Concepts théoriques et leurs implications dans une sélection de processus psychothérapeutiques, Saarbrücken : VDM Verlag Dr. Müller.