Visages de l’étranger

Barbara Saegesser

à jour! Psychotherapie-Berufsentwicklung 7 (14) 2021 65–67

CC BY-NC-ND

https://doi.org/10.30820/2504-5199-2021-2-65

Le racisme souvent décrit de nos jours semble profondément ancré dans le psychisme humain. Le terme ou ce qui lui est attribué a à voir avec le bien et le mal, le supportable et insupportable, le familier et l’étranger, avec : «Je veux cela ou je ne le veux pas.» Cela rappelle les impulsions ressenties dans les jeunes années de recracher la nourriture qu’on n’aime pas. Nous projetons le bon, nous rejetons le mauvais (Freud). Si quelqu’un dit, je ne suis pas raciste ou je n’ai jamais rien eu contre qui d’autre que ce soit, il me semble que c’est quelque chose que l’on doit à quelque attitude religieuse et/ou idéologique, qui ne se forme pas de façon originaire ou que l’on doit à la circonstance que ses propres désirs sont devenus une réalité illusoire.

Une discussion critique envers le racisme, telle que Dshamilja Adeifio Gosteli l’exige dans le numéro à jour ! 1-2021 exige, peut sûrement être sensée dans la mesure où nous la faisons entrer dans les réalités psychiques humaines. Les connaissances théoriques sont de mon point de vie un peu surestimés dans l’article discuté – pour l’action psychothérapeutique. Nous nous trompons souvent sur l’ampleur et la force de nos connaissances. Nous ne savons quasiment rien, bien que nous croyons en savoir beaucoup, par exemple sur la vie dans les pauvres régions de l’Afrique Orientale. Nous savons peut-être, si c’est même le cas, quelque chose de la pénurie d’eau, de la sécheresse et de la pauvreté. Mais qu’est-ce que cela veut dire pour la vie quotidienne des gens et pour les gens qui ont fui ces pays ? Quasiment rien. La surestimation de soi devrait, dans le travail psychothérapeutique avec des étrangers, marcher surtout dans une certaine mesure tant que et parce que le «blanc» peut généralement continuer à utiliser sa «norme blanche» sans être menacé. Des adaptations excessives aux «normes blanches» se produisent souvent justement aussi dans l’espérance de mieux «s’en sortir» dans un terrain inconnu. Elles ne correspondent guère à une psychothérapie, qui ramène les autres dans une certaine manière à eux-mêmes. On n’écoute que trop peu ce que les patientes et les patients disent et savent d’eux-mêmes (Freud), mais on «sait», semble-t-il, ce dont les patientes et les patients «ont besoin».

Il est par ailleurs vrai que l’écoute exempte de préjugés est aujourd’hui peu répandue. Ceux qui, d’une façon générale, ne savent pas bien écouter, agissent de même dans l’exercice de leur métier, quels que soient les patients et patientes. Lorsqu’on écoute vraiment, ce qui est étranger n’est pas rejeté, mais intéresse. Nous ressentons beaucoup de choses – bien que déjà ab utero – comme peu familier : les bruits inhabituels, les bruits désagréables qu’on n’entend pas quotidiennement, les rythmes corporels inconnus de la mère ; et cela se poursuit naturellement après la naissance. C’est ainsi qu’est par la suite jetée la base d’un fatras de choses désagréables et insupportables, de certaines impressions et éphémères sensations et peut-être aussi des pensées racistes.

Il existe par ailleurs aussi des connaissances qui peut effectivement aider à éviter de blesser parfois son interlocuteur, par exemple : une profonde connaissance de la culture, de la religion, de la politique du pays d’origine des patientes et des patients, et particulièrement la connaissance de la structure familiale de certaines cultures. Les pères et les fils d’Afrique Orientale ont par exemple un poids prépondérant (d’un point de vue européen), les femmes n’ont pratiquement pas de poids. Cela renvoie déjà à la «valeur ajoutée» attribuée au psychothérapeute masculin. Les psychothérapeutes femmes ont dans ce cadre bien moins de poids. Une méconnaissance et une non-prise en compte de tels facteurs est souvent ressenties comme humiliantes et mettent éventuellement le feu là où la douleur et l’inflammation sont déjà incrustées. La connaissance du point suivant est en outre tout à fait importante : en tant que personnes «blanches», nous apparaissons aux yeux de la plupart des gens qui n’ont pas notre couleur de peau comme d’éventuels oppresseurs. «Être blanc» signifie pour beaucoup de gens se trouver à côté de colons, d’oppresseurs, de gens qui les regardent de haut.

Les psychothérapeutes suisses ont peu de connaissances des fonctions et des effets de systèmes coloniaux, à la grande différence des pays européens qui entourent la Suisse. Les psychothérapeutes, par exemple belges, ont un contact très libre et presque quotidien avec la problématique du Congo, qui a longtemps été une colonie belge dans laquelle les pires exactions ont été exercées sur les indigènes, pendant que les Belges y vivaient en toute quiétude. Les situations ethniques, culturelles et religieuses peuvent, notamment pour les Suisses, être à peine concevables. Comment cela peut-il être combiné avec les concepts psychothérapeutiques de la compréhension ? Les blessures petites à relativement grandes sont certes inévitables, entre autres par exemple au niveau de la prononciation de noms. Sachant que cela peut déjà être un problème entre cantons.

Il est par ailleurs également important de connaître diverses religions. Une chrétienne catholique croyante pense et sent probablement tout à fait autrement qu’une musulmane d’obédience stricte ou d’un athée engagé.

Ce qu’on appelle racisme, c’est-à-dire un sentiment profondément aliénant dans le processus psychothérapeutique, peut quasiment quelque chose de quotidien, mais bien entendu impérativement quelque chose qui porte à réfléchir. Ces processus psychiques, comme ils existent par exemple entre des colons et le peuple qu’ils désirent dominer, se déroulent dans certaines circonstances. Certaines interventions peuvent de cette manière être ressenties par ceux qui sont traités sans respect comme très blessant, en cas de répétition traumatisant. En lisant dans les pensées de Dshamilja Adeifio Gosteli, je réalise à quel point je suis très familiarisée avec ces problèmes grâce à mes longues années de travail psychothérapeutique dans les pays de l’Afrique Orientale : il faut une acceptation réciproque suffisante jusqu’à ce qu’une certaine compréhension s’établisse entre des personnes très différentes, également au niveau de la couleur de la peau.

Je suis également habituée à voir et à vivre qu’il n’y a pas seulement, de la part de ceux qu’on appelle les plus forts (médecin femme, psychothérapeute, enseignante etc.) ce qu’on appelle le racisme que procure une étrangeté extrêmement profonde envers ceux qu’on appelle les plus faibles (migrantes et migrants), mais justement aussi l’inverse : la peur et la haine de ceux qu’on appelle les plus faibles, qui ont par exemple eux-mêmes souffert de la part des colons européens, ou leurs ancêtres mais qui portent en eux beaucoup de choses, consciemment et inconsciemment, ce qui suscite et ne cesse de susciter un mécontentement chronique voire l’hostilité de ceux qu’on appelle les inférieurs vis-à-vis de ceux qu’on appelle les supérieurs.

Dans le processus psychothérapeutique, des gestes devant être qualifiés de raciste vis-à-vis de patientes et patients peuvent se glisser et s’incruster, parce trop peu connus ou pas connus. Il est important de faire la distinction entre les gestes trop étrangers que les psychothérapeutes réalisent et aimeraient surmonter, et le racisme qui – notamment aussi dans l’environnement suisse – naît par méconnaissance. Le lieu et le processus consistant à véritablement se confronter avec et à affronter son propre racisme, devrait surtout consister en un travail psychothérapeutique sur son propre psychisme.

Il n’arrive pas souvent que rien que la pensée que l’autre personne est vraiment différente nous inquiète profondément et nous porte peut-être au désespoir. Cette pensée ou cette prise de conscience dans une certaine mesure contredit le souhait symbiotique humain de rencontrer le même, d’être le même, de ne pas devoir se disputer. Il s’agit d’un souhait impossible, irréaliste, un souhait justement que nous connaissons de beaucoup de patientes et de patients. Sa non-réalisation est dure à supporter. Et si des différences apparaissent aussi extérieurement, sous la forme de couleurs de peau différentes, la situation devient de plus en plus flagrante. Cette différence est dure à banaliser. C’est un premier point. L’autre point semble consister en le fait que nous autres êtres humains nous cherchons des ennemies et des ennemis et les trouvons également su nous n’appartenons à une religion très stricte qui nous dit que nous pouvons et devons être de bonnes personnes, ce que nous devons penser et croire (sachant que les religions attirent aussi notre attention sur des ennemis).

Et dans la mesure ou l’autre étrangère ou étranger est notre ennemie ou ennemi – par exemple dans la situation thérapeutique – ou nous fait peur du fait de son étrangeté marquée et nous est dans cette mesure bien trop étrangère ou étranger, nous ne pouvons et de voulons assurément pas nous impliquer très fortement pour elle ou lui, mais nous préoccupons principalement de nous-mêmes, puisque nous nous sentons déjà apeuré. Et nous trouvons simultanément très renforcés du fait que l’autre est la mauvaise ou le mauvais, l’ennemie ou l’ennemi. Et cela vaut à la fois pour le fait de se sentir étrangère ou étranger de ceux qu’on appelle les plus forts et ceux qu’on appelle les plus faibles.

Bibliographie recommandée

Cyrulnik, B. (2021). Des âmes et des saisons. Psycho-écologie. Paris: Odile Jacob.

Freud, S. (1975 [1915]). Das Unbewusste. Frankfurt/M.: Fischer.

Saegesser, B. (2012). Der alltägliche Rassismus und der umgekehrte. In Jahrbuch für Kinder und Jugendlichen-Psychoanalyse. Frankfurt/M.: Brandes & Apsel.

Saegesser, B. (2012). Geschlechterdifferenz in Ostafrikanischen Städten. In Jahrbuch für Kinder- und Jugendlichen-Psychoanalyse. Frankfurt/M.: Brandes & Apsel.

Saegesser, B. (2021/22 i.D.). Essential requirements to work psychoanalytically with refugees from East Africa. In Trauma, Flight and Migration. Routledge: New York.

Taguieff, P.-A. (2021). L’imposture décoloniale. Science imaginaire et pseudo-antiracisme. Paris: L’Observatoire.

Le Dr. phil. Barbara Saegesser travaille dans son propre cabinet à Bâle, entre autres en tant qu’analyste en formation IPA et à l’occasion de séminaires psychothérapeutiques/psychanalytiques en Suisse et à l’étranger. Elle est depuis 16 ans engagée humanitairement en indépendante en Afrique Orientale et publie régulièrement à ce sujet.
E-mail : barbara.saegesser@bluewin.ch