Le respect et l’autodétermination prennent souvent un autre aspect en Ouganda

Eva Winizki

à jour! Psychotherapie-Berufsentwicklung 8 (15) 2022 70–72

CC BY-NC-ND

https://doi.org/10.30820/2504-5199-2022-1-70

Cet article est né dans le contexte d’expériences faites au sein d’une ONG qui est active en Ouganda : l’Ugandan Empowerment & Career Development (UECD). Cette ONG a démarré son activité du fait qu’Eva Winizki Doreen et Ronald ont financé une formation professionnelle à l’université de Kampala/Ouganda. Elle a ensuite soutenu l’initiative consistant à donner aux autres adolescents sans moyens des villages de l’Ouganda une opportunité de commencer une carrière professionnelle. En 2007, elle a créé l’UECD Switzerland pour le Fundraising. 25 étudiants et étudiantes ont entretemps achevé leurs études avec succès à Kampala, huit suivent encore leurs cursus, trois à cinq adolescents sont acceptés chaque année. L’organisation est gérée depuis 15 ans par les anciens et anciennes élèves en Ouganda. L’UECD est actuellement – à l’initiative des Ougandais et Ougandaises – sur le point de créer une non-profit Company limited by guarantee en Ouganda : une étape émancipatrice décisive en direction de l’autonomie de l’organisation. Certains aspects interculturels du travail quotidien sont décrits ci-après.

Priorités et ponctualité

Notre principale tâche à l’UECD est l’attribution de bourses pour une formation professionnelle. Mais nous utilisons également des contacts existants pour mettre des anciens et anciennes élèves en réseau avec des sociétés suisses en Ouganda. Lors de la réunion, il se produit un choc culturel typiquement helvético-africain : nous avions convenu 10 heures. Deux étudiants y sont présents sur six. Toute la direction est assise calmement, les blocs-notes et les stylos sur les tables, bien préparée à notre entretien. Je deviens nerveuse. Que font donc les étudiants pour lesquels nous avons organisé cette rencontre ? Pour eux, obtenir une place dans une société suisse à Kampala après avoir obtenu leur diplôme, ce serait comme tirer le gros lot. Qui laisserait passer une telle chance ? Aucune annulation téléphonique ne nous parvient. Nous ne savons pas où ils sont. Je prie le CEO de nous pardonner, à quoi il nous réponds détendu : « Vous savez, les Africains et Africaines qui travaillent chez nous ont besoin d’à peu près un an avant d’avoir acquis notre culture de la ponctualité et de la connaissance des dossiers et prennent place à la table un quart d’heure avant le commencement et bien préparés. » Tous les étudiants et étudiantes finissent effectivement par arriver l’un(e) après l’autre. Nous pouvons commencer à 11 heures.

Avant, j’attribuais ces difficultés à arriver à l’heure à l’absence de fiabilité des transports en Afrique. Je remarque aujourd’hui que l’absence de ponctualité est une habitude répandue en Ouganda. On part ici du temps qualitatif – on établit des priorités. Si quelque chose de plus important survient en chemin ou si un obstacle apparaît, ceci devient prioritaire. Notre travail et notre vie relationnelle sont en revanche organisés de telle manière que nous nous en tenons à ce qui a été convenu, même sans nous demander si c’est sensé et si devrions accepter des retards. Notre besoin de sécurité, mais surtout l’organisation de notre monde du travail présupposent le principe de la ponctualité. C’est une chose qui est étrangère à nos étudiants à Kampala.

Politesse sans contact visuel

Différents codes non-verbaux s’appliquent, qui doivent être déchiffrés. En Ouganda, il est par exemple considéré comme respectueux de ne pas regarder des personnes d’autorité dans les yeux, mais de diriger son regard vers le sol. Chez nous, ce comportement n’est pas considéré comme lié au respect, mais à de l’inattention, du désintérêt ou un sentiment de culpabilité. Nous autres Suisses, voulons rencontrer notre interlocuteur ou interlocutrice face à face, nous tendons vers l’égalité des droits. Il est très inhabituel pour les étudiants et étudiantes de nous appeler, nous qui sommes les sponsors, par notre prénom. Ils nous donnent pour cette raison souvent des surnoms tels que Mummy, Aunty, parfois même aussi, par plaisanterie, « Queen Doreen », et nous témoignent ainsi de leur respect.

Les codes verbaux diffèrent également des nôtres. Nous aimons poser des questions directes. Nos étudiants ne sont pas habitués à nous poser des questions ou à répondre à nos questions par une histoire personnelle. Ils ont grandi dans la culture des adultes au sein de systèmes strictement hiérarchiques et patriarcaux. À l’école, il était considéré comme poli de répondre par un mot aux enseignants et enseignantes. Participer de façon proactive à la discussion et participer à façonner cette dernière est considéré comme irrespectueux dans le contexte scolaire. Nous autres Suisses, aimons cependant la discussion et sommes frustrés lorsque l’initiative de la discussion vient toujours seulement de nous.

La croyance en l’autorité en Ouganda peut peut-être être comparée à celle qui existait en Europe il a 100 ans : dans la famille africaine, c’est le patriarcat ou le matriarcat qui règne, on a peur des autorités administratives et on a peur de l’armée, et même les dignitaires de l’Église dont la corruption est bien connue sont traités avec le plus grand respect. On se soustrait aux systèmes autoritaires autant que possible de manière clandestine.

Nous avons par exemple été surpris qu’une des étudiantes avait caché sa grossesse, jusqu’à ce que nous ayons finalement pu voir le nouveau-né. Pour elle en revanche, c’était une mesure de prudence logique, parce qu’elle craignait d’être exclue du programme, c’est-à-dire d’être punie – une peur infondée. Nous autres Suisses, aimons la transparence et désirons que les personnes soient ouvertes. Nous voulons, dans la diversité, mener un processus relationnel commun et comprendre les différences culturelles. Cela présuppose une pratique de la réflexion que nos étudiants et étudiantes commencent seulement à s’approprier pendant les études. En tant qu’ONG en Suisse, nous sommes en train de nous réajuster au sein du système totalitaire du gouvernement ougandais, qui a fermé 54 ONG en 2021. La société civile est actuellement considérée comme ennemie de l’État parce qu’elle critique ce dernier. C’est la raison pour laquelle, à la demande des anciens et anciennes élèves, nous enregistrons notre partie opérationnelle en Ouganda comme non-profit company limited by guarantee. Une telle entreprise n’a pas à craindre la méfiance de l’État et peut être gérée de façon plus autonome par les anciens et anciennes élèves.

Mariage d’amour grâce à un diplôme universitaire

L’orientation vers la famille et la pensée collective ethnique sont absolument marquantes. La bonne relation avec la famille d’origine est pour les mères en instance de divorce la stratégie de survie existentielle. Il n’y a pas de pension alimentaire, les hommes divorcent sans obligation légale de soutien. Lorsque des femmes se remarient, les enfants d’anciens partenaires sont renvoyés au village et sont élevée par les grands-parents et des Aunties. Seuls les enfants que l’on a eus avec la nouvelle femme sont acceptés. C’est la raison pour laquelle la formation professionnelle est essentielle pour les filles. Une formation universitaire donne aux femmes une nouvelle position dans la société. Elles ne doivent plus céder à la pression d’une naissance. Elles peuvent choisir le moment. Elles font ainsi un pas hors du patriarcat et de la pensée ethnique. Avec suffisamment de confiance en soi individuelle, nos étudiantes peuvent même envisager un mariage d’amour à la fin des études. Presque toutes utilisent cette chance. Elles choisissent souvent des hommes cultivés et eux des femmes émancipées.

Cette voie de formation impressionnante n’est toutefois bien entendu pas une garantie de relations humaines heureuses, comme le montre l’exemple de William. En tant qu’ancien garçon de la rue, il est devenu ingénieur électricien UECD. La famille de sa femme ne l’a pas accepté du fait de ses antécédents, raison pour laquelle il s’est séparé d’elle. Notre tâche a consisté alors à le convaincre que sa petite fille a tout de même besoin d’un père et qu’il doit également subvenir financièrement aux besoins de l’enfant. Il la rencontre aujourd’hui régulièrement et paye pour son entretien, mais pas cependant pour tous les frères et sœurs de sa femme et ses parents.

La capacité d’auto-prise en charge fait défaut

Toutes les demandes de bourses qui sont déposées auprès de notre organisation ont un point commun biographique : les jeunes gens ont dû depuis leur enfance surmonter une situation de crise après l’autre. Ils décrivent très ouvertement comment ils ont été accueillis dans les écoles. Les enfants sans parents ont dû faire le ménage chez les parents qui payaient les frais de scolarité. D’autres gagnaient de l’argent en faisant de la contrebande qui consistait à transporter la nuit de la marchandise à la frontière avec le Kenya, poursuivis par la police des frontières, d’autres à nouveau nettoyaient l’école le soir et entretenaient le jardin du directeur ou devaient après l’école travailler jusque tard dans la nuit dans le magasin de la personne qui les prenait en charge. Ils étaient soumis au bon plaisir d’autres et vivaient dans une grande insécurité. Cela les rendait très présent au plan existentiel : tout était une question de survie.

Dans ces circonstances, la santé physique et mentale n’avait jamais représenté une priorité. La capacité à supporter la souffrance est de ce fait très élevée : Victoria a souffert pendant tout un semestre de dépression, de perte de concentration et d’énergie jusqu’à ce que je la pousse à consulter un médecin. Diagnostic : tuberculose. Marian a eu en 2017 un accident avec un taxi teuf-teuf, a dû être opérée et est restée deux mois et demi dans le coma. Elle a poursuivi ensuite ses études sans perdre de semestre. Lorsque je l’ai rencontrée, elle se déplaçait avec raideur. Je lui ai incité à faire une physiothérapie. Elle l’a arrêtée après trois sessions : elle pouvait poursuivre ses études. En 2021, elle a encore été victime d’un accident, un autobus l’ayant renversée. Ses blessures étaient minimales, et elle a passé peu de temps après avec succès sa licence en jurisprudence. Le second accident a ravivé les séquelles du premier accident et a déclenché une réaction de stress posttraumatique. Je l’ai poussée à faire une thérapie traumatique et aussi de reprendre la physio. Dès après quatre heures de travail traumatique, elle a pu s’exprimer librement et émotionnellement à propos de tout ce à quoi elle est confrontée, les peurs auxquelles elle a dû faire face. Elle a commencé à comprendre ce qui lui était en fait arrivé et ce qui lui arrive.

Nos étudiants et étudiantes ne sont en général pas conscients de leur santé. Ils ont peur des vaccinations, du médecin, ne connaissent pas le travail psychothérapeutique et la prévention leur est étrangère. Ils n’ont aussi tout simplement pas l’argent pour les suivre les traitements. Seule la classe moyenne dispose d’une couverture maladie. Les étudiants et étudiantes ne commencent que lentement à préserver leur santé corporelle de façon consciente en pratiquent la musculation, le jogging et le yoga. Ils commencent à sentir le moment où ils ont besoin d’une aide médicale, comme par exemple Fary : elle est allée consulter un médecin dès les premiers symptômes de ce qui a été diagnostiqué comme un typhus et a pu être traitée avec de puissants médicaments en conséquence. Pour quelqu’un ayant son histoire, c’est un grand pas. Ce qui compte tout d’abord ici, ce sont les besoins de base tels que manger, se loger, faire des études, puis les besoins sociaux tels que l’amitié et l’amour. Ce n’est qu’après cela que croît la motivation en faveur de la santé physique et psychique et que les gens commencent à faire du sport ou se font traiter.

Comme dans tous les pays, l’évolution personnelle reflète l’état de la formation, qui est en relation à son tour avec la situation économique. Les gens qui ont grandi à la campagne ont une pensée traditionnelle et ethnique, la société urbaine a une pensée progressive. C’est exactement ce que l’on peut observer dans les pays occidentaux. Ces différences culturelles peuvent donc non seulement être observées historiquement entre les différentes régions du monde, mais également au sein de nos cultures, indépendamment du niveau de formation de la société et des familles.

Eva Winizki, M. Sc., est une psychothérapeute ASP reconnue par la Confédération, psychologue et conseillère en organisation. Elle a grandi au milieu d’un collection d’art africain, a commencé à humer le parfum de l’Afrique dès l’âge de sept ans à la maison lorsque les marchands africains déballaient leurs objets. Elle a acquis une connaissance de la culture et du mode de pensée africains dans des enquêtes ethnologiques réalisées auprès des Ashantis au Ghana lorsqu’elle a observé pendant six ans les méthodes thérapeutiques et leur a fait passer des interviews. Elle a ensuite travaillé avec fact, un bureau pour le conseil interculturel à Stuttgart pour l’aide au développement en Allemagne, a organisé avec des collègues des séminaires e gestion des conflits en Afrique de l’Est et de l’Ouest et a acquis davantage de connaissances relatives aux conflits interculturels.

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