Guerre

Questions à Daniela Gossweiler, AOZ

à jour! Psychotherapie-Berufsentwicklung 9 (17) 2023 58–62

https://doi.org/10.30820/2504-5199-2023-1-58

Daniela Gossweiler est une psychothérapeute reconnue par la Confédération et directrice technique du conseil psychologique et de l’accompagnement du service psychosocial de l’Asylorganisation Zürich (AOZ). L’AOZ fournit des prestations de services professionnelles pour le compte de la Confédération, des cantons, des communes et de services publics. Elle remplit des missions d’aide sociale et de promotion de l’intégration à l’attention des demandeurs d’asile, de réfugiés et d’autres migrants.

Le déclenchement de la guerre en Ukraine en février 2022 a donné naissance au plus grand nombre de réfugiés sur notre continent depuis la Seconde Guerre Mondiale. Des millions de personnes ont été contraintes de fuir et ont tout d’abord cherché à se réfugier dans les pays voisins. 70.000 d’entre eux sont finalement parvenus en Suisse. En tant qu’organisation qui traite depuis des décennies des questions de refuge et d’asile, l’AOZ s’est vue confier l’hébergement et l’accompagnement de réfugiés ukrainiens. Le service psychosocial de l’AOZ comprend des offres telles que le coaching familial, le bureau recevant les plaintes pour racisme Zürcher Anlaufstelle Rassismus (ZüRas) et les offres psychothérapeutiques pour les réfugiés adultes et les demandeurs d’asile mineurs non accompagnés.

À qui s’adresse l’offre psychologique de conseil et d’accompagnement ?

Cette offre s’adresse en premier lieu aux adultes ayant une expérience de fuite, sont domiciliés dans la ville de Zurich et perçoivent des aides sociales et économiques de la part du conseil social de l’AOZ. Ils sont déclarés chez nous par des assistants sociaux et des assistantes sociales sur leur propre initiative ou recommandation. Nous représentons une offre interne de l’AOZ qui ne peut prodiguer des conseils que sur garantie de prise en charge des communes. Nous proposons en outre aux professionnels des discussions de cas destinées à aider à obtenir une meilleure compréhensions de client·e·s et à formuler des recommandations pour des étapes ultérieures.

Quels objectifs poursuivez-vous avec votre offre ?

La migration de réfugiés confronte l’individu entre autres à la perte du cadre d’interprétation et de référence, de l’environnement social et familier et de la langue. Avec les expériences potentiellement traumatisantes faites dans la patrie d’origine, pendant la fuite ou dans le pays d’accueil, cela peut conduire à la perte de certaines fonctions psychiques, donc à une déstabilisation psychique voire à une décompensation. Il est possible d’agir contre cette fragmentation dans le cadre d’une thérapie et de travailler en vue de recoller les différents morceaux et sections pour recomposer un récit global.

Vous êtes avez vous-même une formation de psychothérapeute. À quel défi particulier êtes-vous confrontée dans le travail avec des réfugiés ? Y a-t-il une différence avec les personnes d’ici ?

Ce qui est décisif pour notre travail, c’est sûrement le faible niveau socioéconomique de nos patient·e·s. Il leur manque de fait en partie un réseau social et des ressources financières pour s’adonner à un hobby ou prendre un week-end pour sortir de leur quotidien. Nous avons affaire à des personnes qui sont fortement marginalisées et qui vivent dans la précarité, ce qui ralentit à son tour la progression du travail thérapeutique.

Un autre aspect concerne les puissants sentiments de contre-transfert tels qu’une grande impuissance, le désespoir, la paralysie ou une profonde tristesse. Ceci peut conduire à deux pôles différents, consistant d’une part au désir de se débarrasser de ces sentiments désagréables en succombant à un actionnisme et à des fantasmes de sauvetage pour les patient·e·s, et de l’autre au sentiment que l’on ne peut tout simplement plus rien faire en ces temps d’adversité, ou encore à un épuisement de la compassion. La supervision et l’intervision peuvent ici aider à refléter les sentiments désagréables et à redevenir capable d’agir.

Vous travaillez avec des interprètes. Comment doit-on se l’imaginer ? Parvenez-vous de cette manière à établir une relation psychothérapeutique ?

Il va assurément sans dire que le flux d’information et la mise en place d’une relation thérapeutique réclame nettement plus de temps que lorsqu’on travaille dans le cadre d’un dialogue direct. Mon expérience est que cela dépend fortement de la capacité relationnelle des client·e·s. Les personnes qui ont été traumatisées suite à une agression perpétrée par d’autres personnes, affichent d’expérience une forte défiance vis-à-vis des relations interpersonnelles. Un autre facteur important concerne le professionnalisme des interprètes, leur capacité à porter le travail thérapeutique et à supporter les contenus de la thérapie. Il est très important à nos yeux que ceux-ci soient en mesure de construire une bonne relation afin d’avoir une certaine idée de ce à quoi correspond en fait le travail psychothérapeutique. Il est important que les interprètes interculturels prennent suffisamment de distance, qu’ils restent des intermédiaires linguistiques et ne commencent pas à mener l’entretien. Nous travaillons dans le cadre d’un trio constant pour assurer la continuité.

Cela réclame parfois de ma part un peu de créativité pour parvenir à des contenus en rapport avec le traumatisme, qui sont souvent liés à de puissants sentiments de honte et de culpabilité. J’ai par exemple une fois travaillé avec une patiente qui avait vécu un viol collectif. Nous avions décidé que cette dernière consigne dans sa langue natale ce qu’elle a vécu et ne le reproduise pas en présence de l’interprète habituelle. Nous avons alors fait traduire les notes anonymisées par une traductrice. J’ai utilisé ce matériau dans un compte-rendu psychologique qui a été décisif pour l’acceptation de la demande d’asile. C’est seulement après réception du statut de résident que nous avons pu parler de cette expérience en trio dans le cadre de la thérapie.

L’expérience de la guerre, la fuite soudaine et les inquiétudes suscitées par le sort des parents restés au pays soumettent le corps et l’esprit à du stress, de la peur, mais nourrissent aussi des sentiments de culpabilité. Comment les humains traitent-ils par exemple le fait qu’ils ont dû laisser leurs parents ou d’autres membres de leur famille derrière eux ?

Ce sont là des choses qu’il est très difficile de traiter lorsque la parenthèse traumatique n’est même pas encore refermée, mais que le processus traumatique se poursuit. Parce qu’on ne se trouve certes plus dans la situation traumatique, mais les parents assurément. Je pense à un patient qui avait été torturé et qui continue maintenant à penser à ses camarades de prison, et qui est poursuivi par de forts sentiments de culpabilité. A-t-il seulement le droit de bien se porter ou doit-il continuer à souffrir par loyauté ? En tant que psychothérapeutes, nous devons avoir conscience qu’une discussion approfondie du contenu traumatique ou également une exposition au traumatisme au sens classique du terme avec des réfugiés dont les membres de la famille continuent à vivre la situation traumatique n’est absolument pas possible parce que l’histoire n’est pas finie et qu’il n’y a pas suffisamment de stabilité psychique. Il faut souvent se focaliser sur la stabilisation psychique : il s’agit de renforcer les défenses afin d’atteindre un niveau fonctionnel qui permette de surmonter le quotidien.

En ce qui concerne le stress subi par le corps, ma tâche consiste à donner un espace d’expression aux affects en partie fortement dissociés, par exemple la honte et la culpabilité. Nous observons là que les réactions psychosomatiques peuvent être réduites au cours du processus, que les personnes doivent prendre moins de médicaments ou doivent moins se rendre aux services d’urgence. Les patient·e·s rapportent souvent qu’ils ou elles ont enfin une personne à qui parler de leurs expériences traumatiques sans que cette personne ne s’effondre.

Le sujet des réfugié·e·s est fortement stigmatisé en Suisse. Est-ce perceptible dans votre travail et est-ce que ça influence la relation psychothérapeutique ?

Oui beaucoup, je ne peux que le confirmer. Nous remarquons cela d’un côté fortement dans la collaboration avec les soins de base psychothérapeutiques-psychiatriques. Nous ne représentons pas une offre médicalement encadrée. Dès qu’on parle d’un placement à des fins d’assistance ou d’une hospitalisation programmée, mais aussi de la prescription de médicaments, nous dépendons des soins de santé de base. Nous ne cessons là de nous heurter à des obstacles.

Ce dont je fais aussi souvent l’expérience, y compris dans l’échange avec d’autres personnes professionnelles, c’est que les réfugié·e·s se voient parfois dénier la capacité de recevoir une psychothérapie, des doutes étant émis quant à leur capacité de réflexion à ce sujet. Nous avons fait là de toutes autres expériences. L’idée que cette capacité soit réservée aux seules personnes issues du nord global est fondée sur une idée de supériorité et peut être comprise comme un préjugé raciste.

Vous travaillez avec des adultes. De nombreux enfants se trouvent pourtant également parmi les réfugié·e·s. Est-ce que cela joue un rôle dans votre travail ?

Nous avons à cœur de regarder la manière dont les enfants de parents sous forte pression psychique sont affectés. J’observe très souvent que ces derniers assument tôt des fonctions parentales, et que l’on sous-estime à quel point tout devient difficile lorsque, par exemple, des enfants servent d’interprètes au cabinet médical ou à l’école. On en demande vraiment beaucoup trop à ces derniers. Nous insistons pour que les enfants ne soient pas utilisés pour cela.

Il est particulièrement pesant pour moi de voir que des client·e·s ont dû laisser leurs enfants derrière eux et développent maintenant des sentiments de culpabilité extrêmement puissants. Il est alors pour moi très triste de voir à quel point ce poids pèse sur les parents, puisque je sais que la réunion avec leurs enfants pourrait les apaiser. Mais j’ai affaire à des administrations qui défendent un autre point de vue.

Comment réagissez-vous sur l’étranger en tant que psychothérapeute ?

Nos collaborateurs apportent beaucoup d’expérience avec des personnes venues d’autres pays. J’ai par exemple vécu deux ans en Turquie et ai effectué des séjours plus courts ou plus longs dans des pays du Proche-Orient. Et l’intervision et la supervision procurent à nouveau une aide. On doit également s’approprier quelque chose comme une trousse à outils de méthodes, des connaissances sur divers rituels, valeurs et comportements. Il reste néanmoins très important à mes yeux de toujours garder ma curiosité en éveil et de rester ouvert, et de veiller également à ne pas partir d’un schéma tout fait. Je tiens à ne pas glisser dans la culturalisation, qui fait perdre la perception des particularités et des histoires de vie individuelles en finissant par voir toutes les personnes venues d’un même pays comme étant identiques.

L’AOZ accompagne des réfugiés et réfugiées et des demandeurs et demandeuses d’asile venu(e)s du monde entier. Le sujet d’actualité est l’Ukraine. Y a-t-il des différences entre, par exemple, les gens venus du Moyen-Orient, d’Afrique ou d’Ukraine ?

La première chose qui me vient à l’esprit, c’est que, par exemple en ce qui concerne la Somalie ou l’Afghanistan, nous parlons de pays qui n’ont jamais cessé d’être la proie de guerres civiles depuis des décennies. Le sujet dominant ici concerne des traumatismes cumulés à long terme ou transgénérationnels. Nous avons affaire à des gens qui sont marqués par leurs pays d’origine. C’est moins vrai en Ukraine, qui était préalablement un pays plus stable. Les Ukrainiens et Ukrainiennes étaient parfois impliqué(e)s pendant un temps plus court voire presque pas dans les hostilités. Ils et elles avaient avant cela un quotidien régulier, et on remarque alors déjà une différence marquante. Cela varie également en fonction de la provenance d’une personne, qu’elle vienne d’une zone urbaine, soit cultivée ou intellectuelle, ou qu’elle provienne d’une zone rurale. Une forte différence concerne assurément les voies empruntées pour fuir : là où les réfugiés et réfugiées venus d’Érythrée ont dû emprunter la filière dangereuse passant par la Méditerranée, les réfugiés et réfugiées venus d’Ukraine ont pu parvenir en Suisse par des voies terrestres sûres. Les circonstances touchant au droit d’asile sont en outre très différentes. Il est assurément fantastique que la conseillère fédérale Karin Keller-Sutter ait créé le statut de protection S, qui apporte véritablement une simplification. Mais pour une stabilisation psychique rapide et une intégration sociale et professionnelle rapide, il serait souhaitable d’étendre ce statut aux gens venus d’autres pays en proie aux guerres.

Encore une question sur vous personnellement. Quelles traces laissent la confrontation quotidienne avec la guerre et ses conséquences sur vous personnellement ?

En ce qui concerne les traces émotionnelles et psychiques, je suis désormais très habituée à ce travail, un peu endurcie et je peux également en effacer énormément. Ce qui reste, c’est la conscience de ses propres privilèges et possibilités. Je deviens la témoin d’une partie de la population suisse. Ce qui frappe ici particulièrement, c’est la gravité de ce qu’on appelle les stresses post-migratoires, c’est-à-dire les stresses qui sont rencontrés dans le pays d’accueil, donc ici en Suisse. Ceci comprend les mauvaises conditions de logement dans des hébergements collectifs, les faibles moyens financiers, la forte influence étrangère. Cela laisse chez moi une forte compassion lorsque je regarde un tel immeuble et que je réalise : oui, ceci fait partie de notre réalité. La différence est frappante.

Et une dernière question : y a-t-il encore quelque chose que vous aimeriez ajouter à ce sujet ?

Vos lecteurs et lectrices sont des psychothérapeutes. Et j’aurais là un vœu à formuler : que nous fassions preuve d’ouverture vis-à-vis des personnes réfugiées, que nous proposions par exemple une de nos nombreuses places de thérapie à une personne réfugiée, que nous l’acceptions. Apprendre à connaître les circonstances qui entourent les personnes réfugiées et leur histoire élargit aussi notre horizon réciproque. Cela m’a également motivée pour participer à cette interview. Il serait si souhaitable que nous nous y engagions un peu plus. Il n’est pas nécessaire que cela englobe toute la clientèle de patient·e·s. Une ou deux personnes suffiraient sans doute.

Cette interview a été menée par Marianne Roth dans le cadre d’un entretien vidéo.

Daniela Gossweiler est une psychothérapeute reconnue par la Confédération et directrice du conseil psychologique et de l’accompagnement dans le service psychosocial de l’Asylorganisation Zürich (AOZ).