COVID-19 : une contribution supplémentaire à propos des « Anciens »

Marianne Roth

https://doi.org/10.30820/2504-5119-2020-2-63

« … sachant que seul est libre qui use de sa liberté et que la force de la communauté se mesure au bien-être du plus faible de ses membres, … »

Préambule de la Constitution fédérale de la Confédération suisse

À la fin du mois de mai de cette année, des personnalités issues du monde politique, de la société, de l’Église et des milieux scientifiques ont appelé à une révolte morale dans le Frankfurter Allgemeine Zeitung. Dans un appel international, elles ont mis en garde contre le danger de dévaloriser la vie des personnes âgées pendant la crise du coronavirus. Les premiers signataires comptaient des personnalités telles que le philosophe et sociologue Jürgen Habermas, l’ex-président de la commission européenne Romano Prodi ou l’archevêque de Bologne, le cardinal Matteo Zuppi. Ceux-ci ont motivé leur appel par la constatation d’une évolution dangereuse observée dans de nombreux pays qui se sont prononcés en faveur d’un système de santé sélectif considérant la vie des personnes âgées comme secondaire. Il est entre autres dit dans l’appel : « La valeur de la vie doit rester la même pour tous. Ceux qui dévalorisent la vie fragile et faible des personnes âgées ouvrent la voie à la dévalorisation de toute vie. » Les signataires ont en outre mis en garde contre le fractionnement de la société en classes d’âge. « La morale démocratique et humanitaire est fondée sur le fait de ne faire aucune distinction entre les hommes, y compris fondée sur l’âge. »

Diverses déclarations ont effectivement fait dresser l’oreille. Le professeur d’économie suisse Reiner Eichenberger a, dans sa tribune libre publiée dans le Neue Zürcher Zeitung du 24 mars, réclamé que des personnes saines se fassent infecter volontairement par le coronavirus. Une « immunisation pilotée de façon intelligente », comme il l’appelle, serait liée à de moindres risques que la stratégie de temporisation adoptée par le Conseil fédéral. Les personnes immunisées deviendraient une ressource décisive qui permettrait le retour rapide sur le marché du travail et ne pourrait qu’être utile à la société, a affirmé Eichenberger. Cette manière de procéder permettrait de freiner la propagation et les personnes âgées pourraient être protégées par des soignants immunisés. L’immunisation pilotée devrait être encadrée par des médecins. Il n’a par ailleurs pas évoqué les critères selon lesquels seraient sélectionnées les personnes qui se feraient infecter de façon ciblée. Le maire de Tübingen Boris Palmer a renchéri dans le cadre d’une émission radio en faisant remarquer : « Je vous le dit maintenant en toute franchise : nous sauvons éventuellement en Allemagne des gens qui seraient de toute façon morts dans six mois – en raison de leur âge et de leurs antécédents médicaux. Si vous regardez les chiffres des décès liés au coronavirus, vous constaterez que de nombreux cas concernent des personnes âgées de plus de 80 ans – et nous savons que les personnes âgées de plus de 80 ans meurent de toute façon tôt ou tard. » L’entrepreneur dans le secteur du tourisme Samih Sawiris a également fait les gros titres en regrettant dans le SonntagsZeitung que : « En Suisse des milliards de francs sont jetés par la fenêtre afin d’avoir quelques centaines de décès en moins. » Tout aussi cyniques résonnent les calculs tendant à convertir les vies humaines en francs, comme l’ont fait divers économistes, par exemple Lukas Rühli d’Avenir Suisse et l’économiste de la santé Stefan Felder (Tages-Anzeiger du 18 mai 2020).

L’état déplorable des maisons de retraite et résidences médicalisées

L’intention d’une « infection généralisée » de la population a d’abord également été supposée en Suède jusqu’à ce que le gouvernement et son épidémiologiste en chef Anders Tegnell se soient enfin décidés à contester ce point. La Suède avait choisi de suivre une politique peu coercitive pour affronter le virus. Les maisons de retraite et les résidences médicalisées ont fait état de bien plus que la moitié des chiffres record des cas de décès du COVID-19. À cela vient certainement s’ajouter un chiffre non recensé élevé. La stratégie suédoise aurait, dixit par exemple le journal Aftonbladet, « connu un échec retentissant ». Anders Tegnell a affirmé de façon lapidaire que les chiffres des cas de décès auraient connu une évolution défavorable. Les foyers n’auraient pas été en mesure de se défendre contre le virus. L’état déplorable des maisons de retraite et des résidences médicalisées suédoises est en outre apparu au grand jour à cette occasion. Mais en Suisse aussi, plus de la moitié des cas de décès du COVID-19 sont sans doute survenus dans les maisons de retraite et les résidences médicalisées. La raison réside entre autres dans la pratique de la prise en charge, du fait que divers centres de soins ont été déclarés comme stations de prise en charge de personnes ayant contracté le COVID-19, et qu’ainsi des patients externes ont été amenés dans les foyers. Ceci a considérablement augmenté le risque de contamination. Un nombre frappant de personnes hébergées depuis longtemps dans ces foyers sont ensuite décédées. C’est un grave manquement qui a eu lieu au moins au début de la pandémie que le personnel et les personnes hébergées en foyer n’aient pas été testées et que le virus ait pu se répandre facilement. Il n’y a pas eu de relevé précis des chiffres dans les hôpitaux parce que les transferts de patientes et patients du coronavirus dans les hôpitaux n’ont été relevés que par un nombre limité de cantons.

Un des aspects les plus inhumains du confinement dans les maisons de retraite et les résidences médicalisées a consisté à isoler complètement les personnes hébergées en foyer du monde extérieur. C’est ainsi par exemple que le canton de Zurich a ordonné aux instituts de menacer les personnes hébergées qui ne respectaient pas le règlement interne draconien de résilier leur contrat – sans tenir compte de la situation de leurs parents. Des rapports ont fait état de la situation poignante de personnes hébergées en foyer qui sont décédées et ont été enterrées dans la solitude, sans pouvoir même voir une dernière fois leurs proches. Le manque de personnel, le sous-équipement de ce dernier en matériel de protection présentant une nécessité urgente et le débordement compréhensible du personnel est soudain apparu au grand jour et a un peu soulevé le rideau sur un monde pratiquement inconnu et cruel.

Des conditions générales discutables

Nous pouvons en Suisse parler de chance que notre système de santé n’ait pas été surchargé en raison de la pandémie de COVID-19 là où des mesures de sélection se seraient avérées nécessaires. Les directives déontologiques de l’Académie Suisse des Sciences Médicales (ASSM) relatives aux mesures de médecine intensive, qui auraient été appliquées en cas de pénurie de ressources, précisent certes que l’âge ne devrait pas être un critère de traitement, les ressources à disposition devant être distribuées sans discrimination. Mais : « Notamment les interventions fortement consommatrices de ressources ne devraient être mises en œuvre que dans les cas où leur utilité est clairement prouvée. » Lors de la prise en charge en poste de soins intensifs, la première priorité devrait être accordée aux patients qui profiteraient le plus du traitement de soins intensifs. Il est également à nouveau souligné ici que l’âge n’est pas un critère en soi. Mais il est plus loin précisé dans les directives : « L’âge est toutefois indirectement pris en compte dans le cadre du critère principal ‹ pronostic à court terme ›, car les personnes âgées souffrent souvent de comorbidités. En lien avec le COVID-19, l’âge est un facteur de risque pour la mortalité, qui doit par conséquent être pris en compte. » Le tirage au sort est tout au moins explicitement exclu lors de mesures de sélection.

La vieillesse n’est pas une maladie

De plus en plus de personnes âgées ont commencé à protester contre le classement catégoriel « Plus de 65 ans équivaut à un groupe à risque ». Qu’une décision ait dû être prise au début de la pandémie après le constat qu’une majorité de personnes âgées souffrant d’antécédents médicaux étaient victimes du coronavirus, est compréhensible. Il aurait cependant au fil du temps été nécessaire de différencier, de prendre en compte chaque cas individuel et d’arrêter de mettre toutes les personnes âgées dans le même panier. Il a tout de même été avec le temps également conseillé aux personnes âgées de quitter la maison avec les mesures de protection nécessaires.

La situation des personnes âgées dans les maisons de retraite et les résidences médicalisées s’est avérée bien plus grave. Une amie de l’auteure de ces lignes décrit le sort de sa mère âgée de plus de 90 ans, qui se porte relativement bien parce qu’elle vit dans une démence progressive et perçoit peu de choses de ce qui se passe autour d’elle. L’amie de sa mère, également âgée de plus de 90 ans et qui est hébergée dans le même établissement, se porterait au contraire très mal. Cette femme qui croquait la vie à pleines dents et habituée à des promenades quotidiennes se trouverait dans un piteux état. Elle ne ferait plus que pleurer parce qu’elle est isolée et n’aurait même pas le droit de recevoir ses voisins dans sa chambre. Ses proches ne peuvent plus la voir qu’à son balcon, sachant qu’il est pratiquement impossible d’échanger des propos. Ces gens diminuaient physiquement et psychiquement si rapidement qu’il était difficile de dire si et comment ils survivraient à cet isolement.

Des applaudissements discutables à destination du personnel soignant

Le personnel soignant et les autres personnes travaillant dans les hôpitaux et les résidences médicalisées ont bénéficié pendant des jours, dans le monde entier, des applaudissements nourris depuis les fenêtres et les balcons. Cela était certes louable, mais on ne peut rien acheter avec ça. À la différence du monde économique, qui a été alimenté sans bureaucratie inutile et en un temps record avec des sommes s’élevant à plusieurs milliards, on n’était pas disposé au niveau politique à investir des moyens supplémentaires dans les soins prodigués aux personnes âgées – sans parler des soignants. Santésuisse, la fédération faîtière des caisses d’assurance maladie, a écrit à l’occasion du Conseil national et des États attendu pour l’été, à propos de l’amélioration des rémunérations de la profession de personnel soignant, dans un communiqué aux médias du 26 mai 2020 : « L’administration des soins représente un aspect central d’un système de santé en bon état de fonctionnement, la crise du coronavirus a pu le confirmer. Son financement revêt par conséquent une importance cruciale pour pouvoir bénéficier de soins sécurisés et de haute qualité. Une amélioration des rémunérations du personnel soignant est dans ce contexte inutile, coûteux et dangereux. » C’est assurément dans cet état d’esprit que le parlement a rejeté pendant la session d’été toute amélioration financière de la profession des soignants, en décidant toutefois que leur formation devait être améliorée, mais sans considérer une revalorisation des rémunérations. Le personnel soignant devra continuer à se satisfaire des applaudissements.

Jusqu’à quel point la solidarité perdure-t-elle ?

Au début de la pandémie, on a parlé de façon touchante de la grande solidarité qui s’était fait ressentir dans notre pays. Il est apparu un sentiment de communauté, une espèce de respect de l’ennemi inconnu qui semblait nous souder. Les chômeurs décrivaient à quel point ils ne se sentaient plus exclus de la société du fait que nous étions maintenant tous assis dans le même bateau. Il y avait effectivement de nombreuses histoires touchantes de personnes âgées qui prenaient le « Restez chez vous » au sérieux, et qui voyaient leurs petits-enfants déposer leurs courses devant leur porte. Dans leur voisinage, des jeunes accrochaient des billets sur les portes de leurs maisons, sur lesquels ils proposaient leur aide dans toutes les situations de la vie. Skype, Zoom, Facetime et d’autres moyens de communication en ligne ont été employés comme jamais auparavant. La numérisation a pénétré dans des foyers où même des personnes âgées se sont trouvées catapultées dans l’ère du numérique afin que leurs petits-enfants puissent chatter. C’est comme si la société tout entière se serrait les coudes au-delà des générations face au virus inconnu.

Lorsqu’il s’est avéré que nous allions éventuellement tous devoir entrer en auto-isolement pendant plusieurs semaines, les produits de première nécessité ont été épuisés dans tous les magasins. Le « Moi d’abord » a pratiquement remplacé du jour au lendemain le réflexe de solidarité. Sans oublier le réflexe – aussi irrationnel que toujours – des achats de stocks de papier toilette, de pâtes, de levure et de farine, qui continuent certainement maintenant encore à s’entasser dans les caves et les remises.

Avec les premières mesures d’assouplissement fin avril, qui ont autorisé de nombreux magasins à rouvrir leurs rayons consacrés aux loisirs, une grande partie de la population était certes restée encore prudente. Le mécontentement s’est pourtant rapidement étendu à propos des ouvertures encore restreintes dans un premier temps des clubs, bars et restaurants. Les jeunes devaient pouvoir enfin sortir, était l’opinion la plus courante. Ce sont de toute façon les personnes âgées qui sont les plus concernées, c’est donc elles qui doivent rester chez elles. Et soudain, ce fut comme si nous étions revenus au point de départ de la pandémie de COVID-19.

Marianne Roth est directrice générale de l’ASP.