Laura Dahmer
https://doi.org/10.30820/2504-5199-2021-1-67
Dans cette interview, la psychothérapeute Lucía Muriel explique pourquoi le sujet du racisme est tabou pour beaucoup de thérapeutes et où les personnes concernées peuvent trouver de l’aide.
Lucía Muriel explique au téléphone qu’elle est prudente quand elle parle avec des journalistes. Seule une poignée de psychothérapeutes pourraient raconter ce qu’elle a à dire. Le sujet est sensible, ce qu’on lit à son propos est par conséquent souvent considéré comme représentatif de toute la communauté.
Elle affirme être une des rares psychothérapeutes en Allemagne à s’être attaquée au sujet du racisme dans sa thérapie. Elle est née en 1955 en Équateur, mais a vécu en Allemagne depuis sa plus tendre enfance. À la fin des années 70, elle a étudié la psychologie à l’Université libre de Berlin, avant de se consacrer au travail de formation et s’est surtout intéressée aux sujets du racisme, de la migration et de l’exclusion. Il y a huit ans, elle s’est installée en tant que psychothérapeute avec son propre cabinet.
Dans l’interview, elle parle de son travail en tant que thérapeute de gens de couleur, le racisme dans la psychothérapie et pourquoi les thérapeutes blancs doivent commencer par réfléchir à leur propre nature de personne blanche avant de pouvoir aider les clientes et les clients de couleur.
Madame Muriel, vous désignez le racisme comme un « angle mort » dans la psychothérapie. Que voulez-vous dire par là ?
On peut avoir en Allemagne des psychothérapeutes qui ne s’intéressent pas du tout au sujet du racisme. C’est un sujet très éloigné des préoccupations de nombre d’entre eux. Ce sujet ne fait jusqu’à aujourd’hui pas non plus partie de la formation psychothérapeutique, aucun accès n’étant fourni aux théories critiques du racisme. Les cabinets psychothérapeutiques ne sont en fin de compte rien d’autre que des espaces de cette société. La manière dont cette société se comporte avec le racisme se retrouve également dans ces espaces. C’est ce que je qualifie d’« angle mort ». Lorsque j’ai ouvert mon propre cabinet, les clients et les clients noirs et de couleur m’ont demandé explicitement si je me préoccuperais de racisme et si je connaissais les notions de « Whiteness » et « of Color » (de couleur). Les thérapeutes chez lesquels ils s’étaient auparavant présentés n’ont pas accepté ces sujets, voire les ont niés.
De quelles expériences parlent les BIPoC [Black, Indigenous, People of Color] qui viennent vous voir ?
Soit ils n’ont même pas pu aborder le sujet, ou bien leurs expériences ont été minimisées. Beaucoup d’entre eux ont également à nouveau été confrontés à du racisme. Ils ont entendu des phrases telles que : « Eh bien, c’est ainsi que se présentent les choses d’où vous venez » – et ce dans le cas de clientes et de clients qui sont nées en Allemagne. Ce que je vis également souvent : que des clientes et des clients font, dans le cadre de leur relation, l’expérience de racisme avec leur partenaire et qu’ils ou elles ne peuvent pas aborder dans les thérapies. Il faut dans tous les cas de figure prendre énormément sur soi pour parler de ces expériences vécues. Si les thérapeutes ne veulent pas en parler, cela peut susciter un préjudice supplémentaire.
Dans quelle mesure cela peut-il être préjudiciable aux clients et aux clientes ?
Cela a d’incroyables conséquences et peut déclencher un nouveau traumatisme. Cela conduit à toutes les blessures émotionnelles auxquelles une expérience de racisme au quotidien peut conduire. Les clientes et clients de couleur font alors exactement la même expérience que celle qu’ils font souvent en dehors des salles de thérapie : ils ne sont pas perçus avec leurs blessures et leurs traumatismes.
Comment réagir correctement ?
Qu’il s’agisse de racisme, de l’homophobie, de la transphobie ou du sexisme : il est indispensable d’acquérir une connaissance profonde. Une première étape consisterait à admettre que l’on n’a pas de connaissance profonde du sujet et qu’on manque d’assurance. De se considérer en tant que thérapeute en tant que sujet apprenant. J’ai longtemps eu une cliente afghane qui m’a beaucoup confrontée avec la relation dramatique qui existe dans son pays au niveau de la relation entre hommes et femmes. J’en ai appris davantage au cours de la première année sur elle, elle m’a appris et expliqué énormément de choses sur elle. Cela était important d’emblée du simple fait qu’elle a pu ainsi constater que je l’écoutais et cherchais à la comprendre. Que je la percevais. Et que je reconnaissais que ses expériences étaient douloureuses.
Quel effet ont généralement les expériences de racisme sur le psychisme humain ?
Le racisme est toujours lié à l’expérience de la non appartenance. Cela est vécu comme une offense et une grande insécurité. En tant qu’humains, nous venons au monde avec une connexion fondamentale qui nous dit : nous sommes ici chez nous. Les personnes qui font l’expérience du racisme, on nous signale souvent déjà très tôt : tu n’es pas du tout chez toi. C’est un déterminisme extérieur qui entraîne de graves dommages sur l’âme. On se voit dépouillé de la perception de soi. On n’est soudainement plus que la personne que les autres veulent voir. Ou pire encore, le racisme rend les BIPoC et leurs expériences invisible, il les nie. Cela conduit au fait que certains BIPoC veulent impérativement devenir comme les autres, les blancs. Et cela représente en soi un grand préjudice psychique. Les chercheurs et chercheuses aux États-Unis ont reconnu depuis quelques années le racisme comme un type de traumatisme.
Le racisme vient-il donc renforcer voire déclencher des problèmes psychiques ?
De mon point de vue, c’est plutôt l’inverse : les problèmes psychiques sont en fait une réaction saine à un phénomène qui rend malade. Il y a pour ainsi dire un problème psychique collectif dans la société, si on peut attribuer une psyché collective à des convictions et des normes. Il s’agit là d’une situation totalement déséquilibrée. Les personnes qui sont racisées réagissent par des symptômes qui signalent cette situation pathologique. Je vois les choses ainsi, et c’est ainsi que nous devons également le voir : le racisme est porté par la société, bien que nous sachions que cela rend malade. Mes clientes et clients ne sont donc de mon point de vue pas malades, mais des porteurs et porteuses de symptômes.
Diriez-vous que les thérapeutes blancs sont seulement en mesure de contextualiser correctement ces expériences et sentiments des clientes et clients de couleur dans leur contexte ?
Je commencerais par dire qu’ils n’en sont pas capables. J’ai quelques collègues qui disent s’être rendus en Thaïlande, à Hawaï ou en Guinée et y avoir été regardés fixement comme des blancs, et auraient donc été de leur point de vue victimes de racisme. Mais cela n’a absolument rien à voir avec du racisme. Les thérapeutes blancs ne font aucune expérience de racisme. S’ils veulent traiter ces sujets dans leur cabinet, ils doivent commencer par se préoccuper de leur propre nature de blancs. J’appelle cela le processus de décolonialisme ou de déconstruction raciste. Cela nécessite du temps.
Comment les BIPoC et les personnes qui font des expériences de racisme peuvent trouver des thérapeutes qui sont spécialisés sur ces sujets ?
Il existe des répertoires de thérapeutes dans lesquels les thérapeutes indiquent qu’ils sont polyglottes ou de couleur. Cela n’existait pas par le passé, mais cela existe de plus en plus aujourd’hui. On peut s’adresser aux centres de conseil destinés aux migrants, aux femmes ou sociaux, ils possèdent de tels répertoires. Le service d’aide téléphonique a, pour autant que je sache, également souvent des listes de thérapeutes de couleur en sa possession.
Pourquoi, pensez-vous, y a-t-il ici si peu de professionnels qui sont familiarisés avec les champs d’études tels que les expériences de racisme, de migration et de vie dans la diaspora ?
En tant que thérapeute, je dois m’assurer que mon action soit assurée au plan professionnel et de spécialisation. Les jeunes psychologues de couleur disposent à cet effet d’espaces pour développer des expertises et une assurance, par exemple dans des groupes de supervision. Le grand problème est : il y en a très peu. Je suis justement en train de lancer quelques groupes de ce type, la demande existe. Ils devraient en fait déjà exister, la pandémie de corona a entraîné un report de planification.
De tels groupes et espaces sont-ils capables d’améliorer la situation en Allemagne à long terme ?
Ils représentent un petit pas dans cette direction. Une nouvelle étape consisterait à créer des chaires universitaires, dans des cursus d’études tels que la psychologie, la médecine, la pédagogie sociale. La réponse à la question de savoir comment notre société peut changer dans sa globalité est plus vaste : l’Allemagne a de très grandes difficultés à regarder son propre racisme, très enraciné et fortement institutionnalisé. La tendance à ne pas considérer l’Allemagne comme patrie persiste.
Ce qui me donne de l’espoir : je suis la grand-mère de cinq petits-enfants qui sont nés à Berlin et y ont également grandi. Ma génération a dû encore mener une intense lutte intérieure sans savoir si elle veut considérer l’Allemagne en tant que patrie. Nul ne pourra plus le contester de mes enfants et petits-enfants. Ils ont répondu à cette question pour eux-mêmes, ils se voient comme des Allemands et se positionnent aussi comme tels. Ils n’attendent pas qu’on leur concède le fait que ce soit leur patrie.
Laura Dahmer est une journaliste indépendante ayant un faible pour l’Amérique latine. En tant que native de la Rhénanie, elle a émigré dans la lointaine Munich pour y faire ses études et s’y est installée dans un premier temps. Elle raconte des histoires qu’il est sinon rare de lire, de personnes dont on entend sans cela très peu parler. E-Mail : laura.dahmer@gmx.de
1 Deuxième publication avec l’aimable autorisation de ze.tt/Zeit Online ; tout d’abord publié sous https://ze.tt/rassismus-ist-bis-heute-ein-blinder-fleck-in-der-psychotherapie le 28.08.2020.