Superstition, ésotérique et mentalité du complot au temps de la pandémie

Peter Schulthess

https://doi.org/10.30820/2504-5199-2021-1-74

Il était clair que l’apparition de la pandémie serait immédiatement accompagnée de théories du complot. Il était question de guerre biologique, d’un complot de l’industrie pharmaceutique, pour certains, Bill Gates lui-même était à la tête du cette conspiration. Ces théories du complot circulent aujourd’hui encore, on parle notamment d’une mafia secrète qui pilote cette crise et profite de la situation pour gagner beaucoup d’argent. Le message selon lequel les personnes les plus riches du monde peuvent largement s’enrichir encore pendant cette pandémie, tandis que des milliers de personnes se sont retrouvées au chômage et doivent lutter pour leur survie économique, a contribué à promouvoir les théories du complot. Et bien évidemment l’antisémitisme n’est jamais loin. Nombreux sont ceux qui ne se protègent pas et qui nient l’existence même de la pandémie ou qui, malgré toutes les statistiques, restent convaincus que la pandémie n’est rien de plus qu’une sorte de grippe et que toutes les mesures en vue de la combattre sont totalement exagérées.

La confiance dans la science et l’Etat est ébranlée pour de larges pans de la population, ce qui est illustré par les nombreuses manifestations répétées. La critique à l’encontre des institutions étatiques a de nombreuses causes et revêt différents aspects. Une fois il s’agit de personnes lassées par les restrictions qu’elles subissent depuis plus d’un an et qui expriment leur mécontentement dans la rue. Ou alors ce sont ceux qui nient l’existence du virus ou sont contre les vaccins et qui ne voient dans tout ça qu’une manœuvre de l’industrie pharmaceutique. D’autres encore ont des motivations politiques. En Allemagne, mais pas seulement, l’extrême droite profite de la situation et utilise l’insatisfaction ambiante pour remettre en question la légitimité des institutions étatiques ainsi que la démocratie.

Pourtant, des pandémies ont régulièrement fait leur apparition dans l’histoire de la civilisation. Certaines sans gravité, d’autres très destructrices. Steven Taylor (2020), dans son livre Die Pandemie als psychologische Herausforderung (« La pandémie comme défi psychologique ») a montré comment les mêmes stratégies de mesures font chaque fois leur apparition et explique que ces événements sont toujours accompagnés de théories du complot, d’incrédulité ou de superstition, ainsi que de citriques adressées à l’Etat et la science.

« Leipziger Autoritarismus Studie »

L’étude « Leipziger Autoritarismus Studie » (LAS) de 2020 a récemment été publiée sous le titre Autoritäre Dynamiken. Alte Ressentiments – neue Radikalität (Decker & Brähler, 2020) (« Dynamiques autoritaires. Anciens ressentiments – nouvelle radicalité »). Elle est réalisée tous les deux ans grâce à des enquêtes représentatives et étudie le développement des attitudes d’extrême-droite en Allemagne. Le groupe de recherche peut montrer (et ce n’est pas la première fois) que les ressentiments antidémocratiques sont largement répandus au cœur de la société et pas uniquement en marge (extrême-droite ou gauche). Malgré le traitement du national-socialisme, les ressentiments racistes et les tendances antidémocratiques restent largement ancrés au cœur de la société allemande et remontent à la surface pendant les périodes de crise, comme la pandémie. C’est la même chose en Suisse. Les milieux néonazis suisses et allemands sont en contact et ont de bonnes relations.

Un chapitre de l’étude de Leipzig concerne le thème de cet article (Schliesser et al., 2020) et fournit des renseignements sur les terrains propices aux théories du complot, à la superstition, l’ésotérisme et le racisme (souvent sous forme d’antisémitisme) :

« Depuis quelques années déjà, on retrouve dans les manifestations un nombre plus ou moins important de personnes qui se qualifient elles-mêmes de ‹ front croisé › et qui partagent notamment une mentalité du complot. Depuis, le mouvement a pu, au moins en partie, s’institutionnaliser sous la forme des ‹ Vigiles pour la paix ›. Cela a permis d’offrir une plateforme pour la mise en réseau des personnes dont la vision de la société est fortement marquée par des tendances anti-libérales et autoritaires ainsi que par des ressentiments antisémites […]. Lorsque, au début de la pandémie de la COVID-19, seules quelques rares voix critiques se faisaient entendre, ce mouvement protestataire a pu profiter des formes d’organisation existantes, tout comme du besoin qu’ont les Hommes d’un contrôle et d’explications claires » (ibid, p. 283).

Suite aux enquêtes, les auteurs sont arrivés aux conclusions suivantes :

«Les tendances ésotériques et la superstition sont largement répandues dans la population : 13,9 % des personnes déclarent croire aux porte-bonheur, aux guérisseurs, à la divination et à l’astrologie, 52,4 % considèrent que les crises actuelles annoncent une nouvelle ère, et 52,2 % approuvent la conception ésotérique selon laquelle la nature châtie l’Homme avec les crises actuelles. Les valeurs concernant la mentalité du complot sont encore plus impressionnantes, puisque 66,2 % sont d’accords avec les différents points : 20,4 % ont une tendance fortement marquée, 45,8 % une tendance latente à suspecter des complots dans le monde. […] La mentalité du complot est cependant nettement plus fréquente chez les personnes n’ayant pas le baccalauréat (24,0 % contre 12,3 % chez celles ayant le bac) et chez celles ayant de faibles revenus : ainsi, on la retrouve chez un quart des personnes interrogées ayant un revenu mensuel inférieur à 1 000 euros. […] Le groupe d’âge des plus de 64 ans présente la valeur la plus faible concernant la superstition (8,1 %) et la mentalité du complot (15,4 %) » (ibid, p. 288f.).

Conspirituality

Dans le concept de « Conspirituality », la mentalité du complot, l’ésotérisme et la superstition ont été rassemblées sous des formes pouvant se produire chez la même personne. Les milieux de la conspiration et de l’ésotérisme partagent une « narration associant peur, impuissance et surmenage et laissant la place au souhait (régressif) de vivre dans un monde ressenti comme contrôlable ou dans un état (primitif) réconcilié avec la nature » (ibid, S. 295).

« Un autre besoin pouvant être comblé par la mentalité du complot et la superstition est la compensation de maladies narcissiques, dues à l’expérimentation de l’impuissance et de l’incapacité d’agir. La possibilité de satisfaction narcissique compte, aussi bien pour les personnes ayant une tendance à croire aux complots que pour celles ayant une tendance à l’ésotérisme : le sentiment de détenir des connaissances sur des conspirations et des systèmes de pouvoir, et d’avoir un accès au destin ou à la nature divine permettent à ces personnes de se considérer comme faisant partie d’une élite qui, contrairement aux masses « dormantes », est « à l’affût ». Ainsi, l’affectation, régulièrement produite dans une socialisation capitaliste, est ainsi amortie dans la surestimation narcissique du groupe des ‹ éveillés › ou des ‹ sachants ›. Par opposition à la science et au public ‹ Mainstream ›, ils se rapprochent cependant tous deux de l’‹ennemi› en reprenant son langage formel. Ainsi, les adeptes des deux courants apprécient souvent un style pseudo-scientifique avec de nombreuses citations ou recours aux phénomènes spirituels dans le domaine de la physique quantique ‹ preuves › » (ibid, p. 295f.).

Grâce à des évaluations statistiques avec analyses de médiation, les auteurs sont arrivés à la conclusion que « le rapport entre le manque de reconnaissance, la privation politique, l’évaluation négative de la situation économique et l’extrême-droite est partiellement transmis par la mentalité du complot ou la superstition » (ibid, p. 297).

Conclusion

Dans leur conclusion, les auteurs indiquent : « Le fait que les personnes souffrant de privation sociale, politique ou économique se tournent vers l’extrémisme de droite dépend principalement du fait qu’elles traitent leurs problèmes de manière projective, c’est-à-dire avec la formation d’une mentalité du complot ou de superstition. La superstition a comparativement la plus faible influence. Elle n’est pas associée à un ancrage politique dans la sphère droite-gauche, à une préférence pour un parti, à l’extrême-droite et à des complots concrets, contrairement à la mentalité du complot. Si des croyances ésotériques sont associées à la mentalité du complot dans des cas comme les protestations contre les mesures liées à la COVID-19, il existe le risque que le malaise partagé soit traité de manière régressive et autoritaire et forme un ‹ front croisé ›. Les convictions profondes partagées comme ‹ Rien n’est dû au hasard ›, ‹ Rien n’est tel qu’il semble l’être › et ‹ Tout est lié › peuvent alors revêtir un aspect politique et être interprétées dans le cadre des modèles antidémocratiques, antisémites ou d’extrême-droite. La rébellion contre les mesures COVID-19 ne serait alors plus une rébellion démocratique, anti-autoritaire ou de résistance, mais seulement une rébellion pseudo-anti-autoritaire » (ibid, p. 305).

L’étude LAS fournit des éclaircissements importants sur l’apparition des théories du complot, les explications ésotériques et la superstition pendant la pandémie actuelle. Elle livre également des renseignements sur le genre de personnes séduites par ces théories et la manière dont elles se propagent.

Etude de Bâle

Une étude suisse de l’Université de Bâle a également étudié le phénomène des théories du complot (Kuhn et al., 2021 ; Zander-Schellenberg & Kuhn, 2021). Une enquête en ligne a permis d’obtenir les résultats suivants :

« En moyenne, à peine 10 pour cent des personnes interrogées approuvent totalement une déclaration de complot, 20 pour cent l’approuvent peu ou moyennement et environ 70 pour cent pas du tout. Cette répartition a pu être observée aussi bien dans le groupe suisse que dans le groupe allemand. Les affirmations selon lesquelles le virus est l’œuvre de l’Homme ou déclarant que l’explication officielle sur l’origine du virus est douteuse ont reçu la plus large approbation.

Les participants ayant approuvé le plus fortement les déclarations proposées étaient en moyenne plus jeunes, plus stressés et ont rapporté ressentir plus de sentiments paranoïaques (par exemple ‹ les inconnus et les amis me regardent d’un air critique ›). Ils présentaient également une position politique plus extrême ainsi qu’un niveau de formation moindre. Les chiffres ne présentaient aucune différence selon les sexes.

L’équipe de l’étude a également constaté que l’approbation des théories du complot était accompagnée de particularités dans les processus de réflexion. Les participants qui considèrent que les affirmations concernant un complot sur le coronavirus sont plausibles tirent des conclusions plus rapidement et avec une plus grande incertitude que les participants pour qui ces affirmations sont peu plausibles. De plus, ils accordent peu d’importance aux informations qui vont à l’encontre de leurs idées.

Dans une analyse statistique approfondie, les chercheurs ont également constaté que la relation entre les théories du complot et les déformations de la pensée pouvait ne pas être aussi linéaire qu’on le suppose souvent. Il a également été possible de constater que, dans le groupe des participants qui prônent fortement les théories du complot, se trouvent quelques personnes présentant même moins de déformation de pensée que celles qui réfutent plutôt les théories du complot. Ainsi, ce groupe des personnes interrogées tire des conclusions plutôt prudentes et adaptatives par exemple » (Zander & Kuhn, 2021, s. p.).

Cette étude met également en lumière des aspects importants sur l’apparition des théories du complot, qui peuvent être significatives pour les psychothérapeutes dans leur cabinet.

Bibliographie

Decker, O. & Brähler, E. (Hrsg.). (2020). Autoritäre Dynamiken. Alte Ressentiments – neu Radikalität. Leipziger Autoritarismus Studie 2020. Gießen: Psychosozial-Verlag.

Kuhn, S. A. K., Lieb, R., Freeman, D., Andreou, C. & Zander-Schellenberg, T. (2021). Coronavirus conspiracy beliefs in the German-speaking general population: endorsement rates and links to reasoning biases and paranoia. Psychological Medicine, (March), s. p. https://doi.org/10.1017/S0033291721001124

Schliesser, C., Hellweg, N. & Decker, O. (2020). Aberglaube, Esoterik und Verschwörungsmentalität in Zeiten der Pandemie. In O. Decker & E. Brähler (Hrsg.), Autoritäre Dynamiken. Alte Ressentiments – neu Radikalität. Leipziger Autoritarismus Studie 2020 (S. 283–308). Gießen: Psychosozial-Verlag.

Taylor, S. (2020). Die Pandemie als psychologische Herausforderung. Ansätze für ein psychosoziales Krisenmanagement. Gießen: Psychosozial-Verlag.

Zander-Schellenberg, T. & Kuhn, S. A. K. (2021). Verschwörungstheorien und Denkverzerrungen in der Covid-19-Pandemie. https://www.unibas.ch/de/Aktuell/News/Uni-Research/Verschwoerungstheorien-und-Denkverzerrungen-in-der-Covid-19-Pandemie.html (12.04.2021).

Peter Schulthess est membre du conseil d’administration de ASP.